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Emmanuel Todd et la prophétie de la chute de l’URSS

Première parution : Romain Ducoulombier, « Emmanuel Todd : un faux prophète ? », Le Point, 22 février 2025.

À chaque crise, il est consulté dans les médias comme un oracle. Pas un article ne manque de le rappeler : l’essayiste Emmanuel Todd, inclassable et impertinent, est l’homme qui a prévu la chute de l’URSS. Les commentaires des librairies en ligne sont unanimes : « Le premier et le seul à avoir prévu de manière complète cette disparition. »

Et pourtant… Son célèbre livre de 1976, La Chute finale, s’inscrit dans un débat nourri, pendant vingt ans, par de nombreux livres et de remarquables auteurs aujourd’hui oubliés, effacés par ce titre de gloire sur lequel Todd a bâti sa posture de chercheur et de prophète. Le dire, c’est retrouver l’intensité des controverses d’une époque désormais révolue. Voici l’histoire du passé de cette prophétie.

La chute finale

La chute de l’URSS en décembre 1991 est considérée comme l’événement inaugural d’un nouvel ordre mondial aux convulsions duquel nous assistons aujourd’hui. En France, l’idée que personne n’avait prédit cette chute est une légende tenace, enracinée dans notre mémoire collective. Personne, sauf peut-être Emmanuel Todd, avec son livre, La Chute finale, paru en 1976 chez Robert Laffont dans une collection, « Libertés 2000 », qui affichait son ambition prospectiviste.

Dans ses Mémoires (Le Voleur dans la maison vide, 1997), Jean-François Revel, le futur académicien, alors directeur de L’Express, devait l’immortaliser comme le « seul livre occidental » qui ait annoncé la décomposition de la sphère soviétique avec quinze ans d’avance. Pour contredire cette légende, il faut lire des livres que plus personne ne lit, feuilleter de vieilles coupures de presse jaunies d’un passé soviétique et communiste qui a été enseveli à une vitesse étonnante, une fois sa défaite consommée. En réalité, en pleine guerre froide, un débat intellectuel intense et passionné a animé de nombreux esprits de part et d’autre de l’Atlantique. Le livre de Todd est une pièce de ce grand puzzle.

Un livre oublié

Le débat s’ouvre par la publication, en 1965, d’un livre aujourd’hui oublié, mais au titre révélateur, L’Agonie du régime en Union soviétique – il s’affiche en grosses lettres rouges et noires sur fond blanc, dans la collection « Ordre du jour » à La Table Ronde. Son auteur, Michel Garder (1916-1993), est, lui aussi, un inclassable : cet anticommuniste virulent d’origine russe est un vétéran du contre-espionnage de Vichy, déporté entre 1943 et 1945, ancien combattant blessé en Indochine, officier de renseignements des services spéciaux de l’Armée et… franc-maçon.

Dans son livre, Garder décrit l’URSS comme un régime condamné à brève échéance, miné par des contradictions insolubles entre puissance et prospérité, terreur implacable et réforme impossible. Il conclut moins au risque d’un coup d’État militaire, auquel il ne croit pas, qu’à la prise de pouvoir par le KGB, ou par des élites qui mettraient un terme à ce système inefficace. Le monde de demain sera Nord-Sud, et non plus Est-Ouest. Le livre est mal reçu, mais de Gaulle le lit et en félicite son auteur. C’est aux États-Unis qu’il va être discuté.

Il franchit l’Atlantique par l’intermédiaire du journaliste Michel Tatu. Ancien correspondant du Monde à Moscou, kremlinologue respecté, Tatu est alors en résidence à l’université Columbia, à Washington. S’il ne partage pas la thèse de Garder, il considère que la situation en URSS est suffisamment grave pour qu’il en fasse un compte rendu bienveillant dans une revue américaine de référence, Problems of Communism. Le débat est ouvert.

Depuis le milieu des années 1950, les discussions académiques aux États-Unis battent leur plein autour des transformations de l’ère Khrouchtchev. En 1969, le politiste Zbigniew Brzezinski, encore professeur à Columbia, et futur conseiller à la Sécurité nationale du président Carter, organise un large débat sur les « dilemmes du changement dans la politique soviétique ». De grands universitaires américains y participent, et tous les scénarios sont sur la table : un « choc extérieur », voire une « catastrophe domestique majeure » – Tchernobyl, 1986 –, sont envisagés. Brzezinski penche pour une ouverture progressive « à la Yougoslave » ; en 1979, il engage les États-Unis dans le soutien indirect à leur « proxy » afghan.

Un pamphlet écrit en quelques mois

Au début des années 1970, le débat revient en Europe. Dans L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? (Fayard, 1970), le dissident soviétique Andreï Amalrik annonce la chute de l’empire soviétique sous l’effet d’une guerre sino-soviétique qu’il juge imminente. Si cette prédiction est fausse, les pages d’Amalrik sur l’effondrement du glacis impérial d’Europe de l’Est et la réunification allemande sont criantes de vérité. Son préfacier, l’historien Alain Besançon, connaît bien les débats américains. Il dresse une grille d’analyse qui résume les hypothèses en jeu : adaptation conservatrice, rénovation du régime… ou effondrement.

C’est dans cette atmosphère que le livre d’Emmanuel Todd, La Chute finale, est publié en 1976. Le titre, génial, est de Jean-François Revel ; la couverture, rouge barrée du titre en lettres d’or, est à l’ancienne. Todd, 25 ans à peine, jeune docteur de l’université de Cambridge, est alors inconnu. De retour de la Hongrie communiste, la « baraque la plus joyeuse » du camp soviétique, il écrit son pamphlet en quelques mois. C’est un tour de force.

Il y livre d’abord une réflexion sur la prédiction en histoire : si la futurologie est un non-sens, la prédiction n’est pas impossible dès lors que les évolutions mentales obéissent à la succession des générations. C’est une des constantes de ses livres ultérieurs. Todd le géopolitiste n’est pas seul à jouer aux oracles. De toutes les sciences humaines, la géopolitique est en réalité la plus tournée vers le futur. Depuis ses origines, au XIXe siècle, elle ambitionne d’être la science du comportement des États : elle n’entend pas seulement l’expliquer, mais en prévoir les évolutions et percer le mystère du grand jeu des puissances. Son histoire, dès lors, mêle les modèles d’interprétation les plus déterministes aux ambitions futurologiques.

Une prédiction datée et précise

Le constat de la faiblesse de l’URSS est le deuxième point fort du livre. Il la déduit d’une évidence statistique, la hausse de la mortalité infantile, symptôme d’une société bloquée, d’une « régression sociale et sanitaire » et d’impuissance de l’État. Son analyse, qu’il ne cessera par la suite de vouloir réduire à son intuition statistique initiale, est en réalité multifactorielle, économique et politique. Le modèle centre-périphérie y joue un rôle fondamental : l’URSS est un empire paradoxal, parce que son centre, qui a subi plus longtemps le « régime » communiste, est plus pauvre que ses périphéries. Contrairement à Garder ou Amalrik, Todd ne se fourvoie pas dans une prédiction datée et précise : la chute de l’URSS se produira, dit-il, « dans dix, vingt ou trente ans », quitte à faire une prédiction qui n’en est pas vraiment une.

L’accueil du livre est excellent, mais certains lui reprochent ses provocations – il compare bizarrement le KGB à l’IFOP, pour en prévoir l’involution possible en simple instance de recensement social –, son goût pour la politique-fiction – comment ne pas penser au « hollandisme révolutionnaire » de 2012 ? –, son excès de rationalité, contraire à la prudence des historiens. Il est reçu chez Jacques Chancel dans sa mythique émission Radioscopie. Un « pamphlet » antisoviétique, attaque le journaliste. Réponse de Todd, avec un aplomb étonnant : « On est habitués à prédire la chute du capitalisme. Je pense personnellement que l’heure est arrivée de prédire la chute de l’autre système. »

Ce dossier de réception montre avec force qu’il ne faut pas juger une prophétie sur sa simple valeur prospective. Toute prophétie est d’abord une prise de position ici et maintenant. Peu importe qu’elle se réalise, le futur qu’elle prédit est un miroir du présent que le prophète juge. Comme le suggère Chancel, c’est d’abord l’anticommunisme qui fait le succès du livre. Une prophétie exerce aussi une influence sur le futur qu’elle prédit : on n’annonce pas sans risque une chute ou un âge d’or ; les anticipations des uns et des autres peuvent en être changées. Une prédiction possède enfin un puissant effet d’accréditation de son auteur, dès lors que le futur qu’elle prédisait se produit. Peu importent les conditions dans lesquelles elle est annoncée ; l’essentiel, c’est qu’elle se soit réalisée.

Face à Hélène Carrère d’Encausse

La publication de L’Empire éclaté par l’historienne et future secrétaire perpétuelle de l’Académie française Hélène Carrère d’Encausse en 1978 est le dernier rebond du débat français sur l’avenir de l’URSS. Le livre est un immense succès éditorial. S’il s’ouvre sur le constat d’une menace existentielle sur l’Union soviétique, sa chute n’est pas annoncée. L’URSS est dans une « impasse nationale » face au réveil du monde musulman et à sa croissance démographique ; mais ce défi est de moyen terme.

Quoi qu’il en soit, le désaccord avec Todd est frontal. En 1980, ce dernier publie dans Politique internationale un article consacré à la guerre en Afghanistan. La croissance de la population turcophone, conclut-il, est un débat secondaire ; c’est l’invasion soviétique et son coût qui pousseront l’URSS à la limite de ses forces, car elle ne peut pas la payer.

Les réécritures complaisantes et les triomphes faciles ont effacé ce débat dans les années 1990. Avec La Chute finale tiré de l’oubli par un compte rendu de Jean-Claude Casanova dans L’Express en février 1990, Todd devient l’homme qui avait prévu la fin de l’URSS, sorti vainqueur d’un débat réduit à sa controverse avec Carrère d’Encausse. Fin 1991, à l’occasion d’une réédition de La Gloire des nations, cette dernière dépeint elle aussi un « Occident installé dans la certitude que la puissance soviétique était inaltérable ».

Todd, depuis, ne manque jamais une occasion de rappeler sa prescience ; il n’est pourtant ni le seul, ni le premier à avoir prédit la chute de l’URSS. On a parfois le sentiment qu’il écrit et réécrit le même livre, avec les mêmes postures et le même ton – un étrange mélange de provocations et de prédictions plus ou moins sérieuses, adossé à une anthropologie des systèmes familiaux d’un déterminisme rigide. Son dernier livre à succès, La Défaite de l’Occident, est écrit sur le même patron. Il se termine lui aussi par une prédiction : « Tout est possible ». Il est certain qu’elle se produira.


Source : https://tempspresents.com/2025/02/25/emmanuel-todd-et-la-prophetie-de-la-chute-de-lurss/