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"Avec Musk, c'est la fin de l'hypocrisie de la Silicon Valley... Désormais, l'État est un levier au service du privé"

Dans son livre « L’économie de l’apocalypse » (Seuil), Quinn Slobodian dissèque la montée d’un capitalisme sans limites ni frontières, porté par les rêves libertariens des ultra-riches. Zones franches, enclaves technologiques et « sécession des élites » : ces nouveaux modèles économiques défient les États-nations et fragilisent la démocratie. Entretien avec un historien qui lève le voile sur ces utopies dystopiques.

Depuis des décennies, démocratie et économie de marché marchent de pairs dans les esprits. Pourtant ces dernières années, les démocraties libérales semblent mal en point. Nombre d'intellectuels affirment que la faute reviendrait à un capitalisme de plus en plus dérégulé, qui s'opposerait aux volontés populaires. C'est l'explication privilégiée par Quinn Slobodian, professeur d'histoire économique et politique globale à l'université de Boston et spécialiste de l’histoire du néolibéralisme.

Marianne : Le fil conducteur de votre ouvrage est ce que vous appelez la « sécession des riches ». Qu’entendez-vous par cette formule ?

Quinn Slobodian : Depuis les années 1990, Robert Reich, économiste américain, avait déjà mis en garde contre une « sécession des élites », symbolisée par l’essor des communautés fermées et la montée des technologies numériques. Ces phénomènes isolent les classes privilégiées du reste de la société et fragmentent les espaces publics traditionnels.

Mon livre s’intéresse, à l’inverse, à ceux qui considèrent cette fragmentation comme une opportunité : les ultrariches qui perçoivent ces enclaves comme des zones de liberté économique et d’autonomie personnelle, échappant aux contraintes démocratiques. Ces logiques se retrouvent jusque dans les hautes sphères politiques.

Avez-vous des exemples précis en tête en ce sens ?

Par exemple, la présence massive de milliardaires dans l’administration Trump. Mon objectif est de comprendre : qu’espèrent-ils encore obtenir dans un système qu’ils dominent déjà et quel type de monde veulent-ils façonner ?

Justement, vous traitez longuement dans le livre de la tension entre démocratie et liberté économique. De quoi s’agit-il exactement ? En quoi consiste cette tension ?

Le néolibéralisme est né d’une inquiétude fondamentale : comment préserver le capitalisme face à la montée des démocraties de masse, qui risquaient de redistribuer les richesses par le vote ? Dès les années 1930, des figures comme Friedrich Hayek ou Milton Friedman ont élaboré des stratégies pour limiter l’influence des institutions démocratiques, en sanctuarisant des principes comme la propriété privée ou en renforçant des règles supranationales qui contraignent les États.

Par exemple, les institutions comme l’Union européenne ou l’OMC restreignent les capacités des gouvernements à réguler le commerce, les aides publiques ou le travail. Cette logique va jusqu’à promouvoir la création d’enclaves économiques au sein même des nations. Ces « micro-ordres », exempts de régulation démocratique, deviennent des modèles pour les partisans d’un capitalisme affranchi des contraintes sociales.

À propos des « micro-ordres » : dans votre livre, vous évoquez la possibilité de créer des micro-ordres d’une nature différente, opposés à ceux promus par les néolibéraux. Pensez-vous que ces espaces alternatifs peuvent coexister harmonieusement dans les démocraties ?

Critiquer certaines formes de « sécession libertarienne » ne signifie pas rejeter toute expérimentation politique à petite échelle. Des initiatives comme le municipalisme socialiste ont prouvé, par le passé, qu’on pouvait innover au niveau local et inspirer des réformes plus larges. Les campements autogérés, qu’il s’agisse d’Occupy Wall Street ou d’autres mouvements, démontrent que ces micro-ordres peuvent être des espaces de résistance face à l’injustice. Cependant, la domination des espaces numériques par des entreprises comme Meta ou Twitter complique la tâche.

Il est crucial de créer des institutions parallèles, combinant communautés en ligne et actions sur le terrain. Cela inclut des mouvements syndicaux renaissants, des trusts fonciers communautaires, ou des actions directes contre les énergies fossiles. Ces formes de mobilisation, loin d’être obsolètes, restent essentielles pour contrer les dérives oligarchiques.

Un mot sur l’investisseur néo-zélandais Peter Thiel, figure centrale de votre livre. Pourquoi est-il, selon vous, emblématique des utopies libertariennes contemporaines ?

Peter Thiel incarne une évolution marquante de l’imaginaire libertarien. En 2009, il déclarait que démocratie et liberté économique n’étaient plus compatibles, prônant une sortie des États-nations. Il a fait fortune avec PayPal, Palantir (surveillance pour les gouvernements), Anduril (armes) et Mithril (investissements technologiques). Inspiré par des œuvres de science-fiction et des idées conservatrices, il rêvait de créer une monnaie échappant à tout contrôle étatique, et a soutenu des projets comme le Seasteading Institute, qui cherchait à multiplier les juridictions autonomes dans le monde.

En 2016, il opère un tournant en soutenant Donald Trump, devenant une figure controversée dans la Silicon Valley. Plutôt que de créer un nouvel État, il s'emploie à influencer un État existant. Depuis, il a inspiré d'autres investisseurs comme David Sacks et des figures comme Elon Musk, qui exploitent leurs relations avec l’État pour obtenir des contrats fédéraux, en particulier dans l’armement et l’IA. Ce basculement révèle un abandon de l’hypocrisie passée, où la Silicon Valley critiquait l’État tout en profitant de ses soutiens. Désormais, ces acteurs revendiquent ouvertement leur collaboration avec les pouvoirs publics pour leurs propres ambitions.

À propos d’Elon Musk et de ses projets comme Starlink ou ses ambitions pour Mars, ceux-ci incarnent-ils une forme de « sécession technologique » ? Ces initiatives reflètent-elles les dynamiques que vous analysez ?

Elon Musk illustre parfaitement la nouvelle dynamique entre les grandes entreprises technologiques et l’État. Sa relation avec le gouvernement américain, marquée par sa collaboration avec plusieurs administrations, témoigne de la dépendance croissante des États envers des acteurs privés pour des fonctions essentielles, comme les satellites militaires ou l’exploration spatiale. Musk ne se contente pas de profiter du système : il cherche à le remodeler à son avantage. Par exemple, au Texas, il a créé une ville-entreprise où il peut écrire ses propres règles, incarnant une « sécession interne » sans quitter le territoire national.

Ce phénomène accentue les inégalités géographiques et économiques, car des juridictions locales entrent en compétition pour attirer les investissements technologiques. Cela affaiblit les gouvernements fédéraux, tout en permettant à des entreprises comme celles de Musk d'imposer leurs priorités, qu’il s’agisse d’IA, de véhicules autonomes ou d’allongement de la vie. Ce déséquilibre s’aggrave lorsque ces mêmes leaders, comme Zuckerberg ou Bezos, contrôlent les médias, les plateformes sociales et les infrastructures numériques, limitant ainsi le débat public et la critique indépendante.

La guerre en Ukraine a montré comment des entreprises privées, comme celles de la Silicon Valley (Starlink, Palantir), jouent un rôle stratégique dans les conflits modernes. Est-ce une conséquence logique de l’érosion des souverainetés nationales ?

La guerre en Ukraine illustre la dépendance des États envers les géants technologiques. Elon Musk, par exemple, contrôle l’accès des forces ukrainiennes à la connectivité satellitaire via Starlink, prenant des décisions unilatérales aux conséquences stratégiques. Ce pouvoir révèle l’influence grandissante des entreprises privées sur les gouvernements. En parallèle, ces acteurs peuvent utiliser leur position pour forcer des concessions, comme l’ouverture des marchés chinois aux services américains ou l’affaiblissement des régulations européennes sur les contenus en ligne. Ainsi, l’État devient un simple levier au service des intérêts privés.

Les zones franches sont souvent présentées comme des moteurs de développement économique. Quels récits alternatifs pourraient être opposés à cette rhétorique ?

Deux contre-arguments principaux remettent en question l’efficacité des zones franches. D’abord, elles échouent souvent à stimuler l’investissement. Le Royaume-Uni, par exemple, a créé des « freeports » pour revitaliser son industrie dans le Nord, mais ces initiatives n’ont produit que des opportunités de corruption et aucun bénéfice économique notable.

Ensuite, ces zones contournent les cadres légaux et démocratiques. Des exemples comme la Golden Triangle Zone au Laos, devenue un nid de criminalité, ou la zone Próspera au Honduras, qui défie la souveraineté nationale, montrent que ces projets engendrent souvent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.

Le rêve d’une société sans État, tel qu’imaginé par certains néolibéraux, est-il un danger réel ou une chimère idéologique ?

L’idée d’un monde complètement fragmenté, où la démocratie aurait disparu et chaque territoire serait géré par des PDG-monarques, relève davantage de la science-fiction, comme dans les œuvres de William Gibson ou Neal Stephenson. Cependant, ces récits imaginent souvent un mélange de formes étatiques persistantes : des gouvernements représentatifs affaiblis coexistant avec des enclaves riches et technologiquement avancées, dominées par des intérêts privés.

Par exemple ?

Un exemple frappant est tiré du roman La Parabole du Semeur d’Octavia Butler, publié en 1993 mais se déroulant en 2024-2025. Elle y décrit une Amérique dirigée par un gouvernement réactionnaire, où des communautés fortifiées, contrôlées par des multinationales, offrent sécurité et ressources en échange de la soumission des individus. Ce modèle évoque une réalité contemporaine : des travailleurs venant de pays comme le Bangladesh ou l’Indonésie, qui migrent vers Dubaï ou Singapour pour y travailler sans droits. Cette logique de capitalisme fragmenté est aujourd’hui perçue comme une réussite dans un monde impitoyable.

À LIRE AUSSI : Marcel Gauchet : "La plupart de ceux qui dénoncent le néolibéralisme ne s'aperçoivent pas qu'ils sont en plein dedans"

Il est peu probable que le monde passe brutalement d’un système de nations interconnectées, symbolisé par les Nations unies, à une mosaïque de souverainetés privées. Mais l’essor des zones économiques spéciales et des projets dystopiques portés par les élites technologiques montre une transition inquiétante. Le mythe de l’autodétermination nationale s’effrite, et des idées autrefois inconcevables – comme annexer ou acheter des territoires, une proposition de Donald Trump – deviennent discutables. Nous ne vivons pas encore dans une économie de l’apocalypse, mais certains de ses contours se dessinent déjà.

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Lire plus
Le Capitalisme de l'apocalypse. Ou le rêve d'un monde sans démocratie, Quinn Slobodian, Seuil, 368 p., 25,50 €.

Nidal Taibi


Source : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/avec-musk-c-est-la-fin-de-l-hypocrisie-de-la-silicon-valley-desormais-l-etat-est-un-levier-au-service-du-prive