Deal sur l’Ukraine: le gaz russe s'invite dans le bras de fer
Catégories: International
AboL’Europe prise à revers – Le gaz russe s’invite dans le bras de fer sur l’Ukraine
Les cargos de méthane liquéfié seront au cœur de tout accord entre Trump et Poutine, prévient l’une des meilleures expertes du secteur.
Vladimir Poutine, aux côtés de Leonid Mikhelson, patron du géant russe du GNL Novatek, lors de la visite d’un chantier de construction de plateformes flottantes de liquéfaction du gaz naturel, près de Mourmansk, en juillet 2023.
Abonnez-vous dès maintenant et profitez de la fonction de lecture audio. BotTalk En bref: En 2024, les seuls achats de gaz russe étaient pratiquement équivalents aux 18,7 milliards d’euros d’aide européenne pour l’Ukraine. Le gaz sera au cœur des négociations entre Moscou et Washington sur l’Ukraine, prévient Anne-Sophie Corbeau, du CGEP à Columbia. Les États-Unis peinent toujours à compenser le gaz russe expédié en Europe par leur propre gaz de schiste liquéfié.
Reléguée à une autre époque, après trois ans de guerre, la question de notre approvisionnement en gaz russe? Bien au contraire. La réouverture des routes du méthane sibérien – cette fois arrivant sur d’énormes navires – sera au cœur de tout «deal» sur l’Ukraine, à en croire l’une des meilleures spécialistes du secteur.
«Si Trump veut négocier avec Poutine, la levée des sanctions sur ses hydrocarbures – en particulier son gaz liquéfié (GNL) – sera la première exigence économique russe à aborder», alerte Anne-Sophie Corbeau, du Center on Global Energy Policy de l’Université new-yorkaise de Columbia.
Le Vieux-Continent, en dépit de trois ans de guerre économique contre la Russie, n’a jamais réussi à se passer de son gaz. Même si elle promet de le faire, d’ici à 2027. Mardi soir, dans son discours face au Congrès, Donald Trump a dénoncé une Union européenne «qui a dépensé davantage à acheter du pétrole et du gaz russe qu’à défendre l’Ukraine… et de loin».
Autant de gaz russe que d’aide à l’Ukraine
Une assertion validée par un récent rapport du Centre for Research on Energy and Clean Air. L’an dernier encore, les 27 pays de l’UE ont acheté pour 22 milliards d’euros de produits pétroliers et de gaz à la Russie.
Le seul approvisionnement en gaz naturel – dont une partie circule sur le réseau de Suisse romande – a coûté à lui seul 17 milliards. La facture de gaz présentée par la Russie a donc pratiquement atteint le total de 18,7 milliards d’euros d’aide européenne à l’Ukraine, comptabilisé par le Kiel Institute allemand sur 2024.
Cartographie des achats de pétrole et de gaz russe par l’Union européenne en 2024.
Rapport CREA, février 2024
Cette année, l’Europe ne pourra pas davantage renvoyer les méthaniers russes au large, si elle veut éviter un nouveau choc sur les tarifs, façon 2022. Surtout après la fermeture, le 1er janvier, de l’un des derniers gazoducs arrivant de Sibérie – que l’Ukraine continuait de laisser ouvert sur son territoire.
En cause, le retard de la cavalerie américaine. En raison du temps que prend la montée en puissance des nouveaux ports de liquéfaction du gaz de schiste, en Louisiane ou au Texas. Et parce qu’il est longtemps resté plus rentable de l’expédier en Asie. «Ce GNL américain n’était pas là en quantité suffisante en 2024 et même s’il restera cette année la plus grande source dont bénéficiera l’Europe, les gros volumes n’arriveront pas avant 2027… au mieux», pronostique Anne-Sophie Corbeau.
L’industrie en mode panique
Oubliées, les célébrations de la fin de la crise énergétique, il y a un an, alors que les prix de gros du gaz sur le continent revenaient à leurs niveaux d’avant la guerre – autour de 25 euros le MWh. Désormais, il se négocie à plus de 45 euros.
Chimie, acier, sans oublier les centrales électriques prenant le relais des éoliennes de mer du Nord… Toute l’industrie, en particulier allemande, «panique aujourd’hui à l’idée d’un embargo total sur le gaz russe» et demande, au contraire, «un redémarrage des flux», témoigne l’experte du CGEP de Columbia.
Pour l’instant, seules la Finlande et la Suède refusent d’y toucher. Les compagnies gazières françaises, belges et espagnoles – «et même une filiale, sur le port de Dunkerque, de la Sefe allemande (ndlr: l’ancien Gazprom Germania)», pointe la spécialiste – ont continué d’en acheter environ 20 milliards de m³ en 2024. Soit pas loin de la moitié des 50 milliards de m3 arrivés d’Amérique.
Contacts russes à Bruxelles
Pour l’instant, l’Europe laisse faire. Les dernières sanctions actées interdisent uniquement de transborder le gaz russe, notamment sur des méthaniers repartant vers l’Asie. Pas de l’utiliser. «Énormément de rumeurs entourent cette question à Bruxelles, où l’on a vu les représentants de Novatek (ndlr: le Gazprom du NLG)», souffle cette figure du secteur du gaz naturel depuis vingt-cinq ans, au sein de l’Agence internationale de l’énergie puis chez BP.
Pour la Russie, le bras de fer sur le gaz concerne avant tout celui expédié par bateau, devenu la principale cible de Washington, sous l’administration Biden. Après avoir bloqué le gigantesque projet de liquéfaction lancé par Novatek dans l’Arctique sibérien – «un projet central aux yeux de Moscou», souffle la spécialiste –, de nouvelles sanctions sur les terminaux de la Baltique, près de Saint-Pétersbourg, étaient encore actées en janvier.
Problème, Vladimir Poutine se retrouve en opposition frontale avec Donald Trump sur le gaz. «Les grandes compagnies américaines d’extraction veulent faire de l’Europe leur chasse gardée, un continent vers lequel partent déjà plus de 40% de leurs exportations de gaz», rappelle Anne-Sophie Corbeau. Une dépendance jusque-là consentie – Ursula von der Leyen la mettait même un temps en avant, afin d’amadouer Donald Trump. Mais qui prend une tournure très différente, après le revirement inédit de l’attitude de Washington face à l’Europe.
Au robinet, encore 15% de gaz russe
Trois ans après le début de la guerre en Ukraine, le gaz russe continue d’être mêlé à celui circulant dans les réseaux du continent. Ceux sur lesquels est branché Gaznat n’échappent pas à la règle. La société assurant l’approvisionnement de la Suisse occidentale se fournit en effet sur les marchés français, allemand et italien. «Pour une part via des contrats pluriannuels – comme ceux avec le norvégien Equinor – et complétés par des achats ponctuels sur le marché», précise son directeur général, Gilles Verdan. Le reste, environ 20%, provient des stocks souterrains constitués en France.
Anne-Sophie Corbeau, en marge d’une conférence, à Genève, en 2024. «Si Trump veut négocier avec Poutine, la levée des sanctions sur son gaz liquéfié sera la première exigence économique russe à aborder», avertit-elle.
Irina Popa
Le cocktail qui circule autour du Léman reflète donc le mélange observé au niveau européen. En 2024, environ le tiers de ce dernier était constitué de gaz norvégien. Un autre tiers provenait de gaz liquéfié arrivant par méthaniers – dont la moitié en provenance des États-Unis et un cinquième de Russie. De son côté le méthane russe reçu par gazoduc, celui qui a longtemps inondé l’Allemagne, représentait encore 9% du «mix» européen.
Soit, au total, environ 15% de gaz russe. Le débit des quelques pipelines reliant encore la Sibérie à l’Europe est cependant drastiquement réduit depuis le 1er janvier, avec la fermeture de ceux qui passaient encore par le nord-est de l’Ukraine. Les méthaniers russes cinglant vers les ports de l’Atlantique prendront-ils le relais?
Source : https://www.tdg.ch/deal-sur-lukraine-le-gaz-russe-s-invite-dans-le-bras-de-fer-310797552858