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L’islamisme, un projet politique transnational qui menace particulièrement la France, « fille aînée de la laïcité ».

"Le Point : Vous décrivez l’islamisme comme un projet politique transnational qui menace particulièrement la France, que vous qualifiez de « fille aînée de la laïcité ». Daoud_avant_trop_tard Pensez-vous que la France soit suffisamment consciente de ce danger ?

Kamel Daoud : Je pense qu’il y a une France telle qu’elle est vécue de l’intérieur par les Français et qui n’a rien à voir avec la France telle qu’elle est perçue de l’autre côté. Soit détestée, soit aimée, mais, dans les deux cas, mythifiée. Ce qui frappe quand on arrive ici, c’est la sensation d’être rétrogradé, comme si l’on passait soudain dans une classe inférieure, à rebours du prestige attendu, imaginaire, un standing inverse très éloigné de l’image que le pays projette à l’étranger. Par exemple, Erdogan a fait de la France une cible privilégiée de son discours antioccidental. Un discours qui, par capillarité médiatique, se diffuse largement dans le monde que vous qualifiez d’arabe, notamment en Algérie. Ce discours antifrançais est d’autant plus séduisant qu’il se présente comme antioccidental et antilaïque, tout en puisant sa légitimité dans une rhétorique anticoloniale ou postcoloniale. Si l’on arrivait à intégrer un islam de France, ce serait la plus grande défaite imaginable pour l’islamisme transnational, car cela montrerait que l’islam peut être compatible avec la démocratie et l’indifférence religieuse. La laïcité protège les religions des ambitions politiques. Or l’islamisme est une ambition politique : on est islamiste non seulement pour accéder au paradis, mais aussi pour dominer.

Mais, pour répondre à votre question : non, la France n’a pas pleinement conscience du danger. La conscience française sur ces enjeux existe peut-être un peu, mais elle est bridée par la repentance, la contrition, une sorte de fascinant masochisme occidental.

Le Point : « Soyez prudents, un pays peut être perdu en un instant ! » écrivez-vous. Quelles sont, selon vous, les erreurs que la France commet actuellement et qui pourraient mener à cette perte ?

Kamel Daoud : D’abord, croire que la démocratie et les droits sont irréversibles. C’est une illusion extraordinairement dangereuse. Un jour, un journaliste français très connu m’a dit à propos de la Tunisie : « On sait que c’est une démocratie fragile. » Je lui ai répondu : « D’où vous vient la certitude que la démocratie en France est solide ? » Cette illusion conduit à ne plus défendre nos droits avec la même détermination. Ensuite, c’est l’idée de la gratuité des droits acquis. Comme si on avait oublié ce que ces libertés ont coûté – en vies, en sacrifices. Enfin, il y a cette confusion en France entre radicalité et vérité. Ce qui est à la fois noble et désastreux. Les grandes causes nécessitent de la radicalité pour émerger, mais une radicalité permanente finit par attirer les pires individus et légitimer la violence comme moyen de changement. Généralement, les grandes causes attirent les petits esprits. Or la violence fait perdre ce qui est acquis, sans rien assurer de ce qui manque encore.

Je viens d’Algérie où j’ai vu comment un pays peut se perdre facilement : il suffit de presque rien, une pénurie, un gros embouteillage qui bloque toute une journée… Ceux qui prônent la violence me semblent davantage vouloir assouvir leur désir de sang plutôt qu’un idéal de justice.

Le Point : Vous critiquez le concept de « postcolonialisme permanent ». Comment influence-t-il le débat public en France ?

Kamel Daoud : La France sert à tout, et même à refuser les valeurs universelles. L’équation est très simple. En Algérie, par exemple : on est antiféministe, antilaïque, antimoderniste, antiréforme. Pour quelle raison ? Parce que ce sont des valeurs françaises. Et, comme la France a colonisé, cela les disqualifie comme valeurs universelles.

Le postcolonial, qu’est-ce que c’est quand vous êtes un Algérien, francophone, un peu connu ? On vous parle toujours comme si vous étiez une sorte de cadavre bavard de la guerre d’indépendance. Moi, je ne l’ai pas vécue. Je respecte les gens qui ont eu l’idéal de se battre pour la liberté. Je suis admiratif. Mais ils sont morts pour que je sois libre, pour que je puisse jouir du droit de faire la sieste, de profiter du soleil, de faire le gecko. Pas pour que je reste prisonnier du passé.

J’ai vu comment ce filon d’études postcoloniales a fini par devenir une rente. Et dès qu’on en sort, on devient une menace. Une menace pour ceux qui, en Occident, en ont fait un gagne-pain ou un sens à leur vie. Une menace pour les régimes politiques qui construisent leur légitimité sur le postcolonial.

En France, on m’impose ce rôle du cadavre sublimé. J’ai décidé de le refuser, car la mémoire est un chemin que l’on traverse pour comprendre, pas une maison où l’on s’installe.

Le Point : Dans votre livre, vous analysez la montée d’un « néo-islamisme
intelligent » en Algérie. Quelles sont ses caractéristiques et en quoi diffère-t-il de l’islamisme des années 1990 que vous avez connu ?

Kamel Daoud : L’islamisme des années 1990 – je ne suis pas spécialiste, mais je peux en témoigner –, il était brutal, armé, avec cette mythologie du renversement immédiat et de la prise de pouvoir. Je pense que les islamistes ont compris que les choses ne fonctionnent pas comme ça. Qu’il faut du temps – ils l’ont. Et qu’il faut transformer la société par le bas. Mieux vaut transformer le citoyen en croyant pour avoir son califat plutôt que d’imposer par l’acide, le voile et les attentats.

Je pense que l’AKP de la Turquie a offert un modèle. On a les deux grandes tendances, avec, comme arc narratif : « C’est l’AKP ou les talibans. » On essaie de se placer au milieu, et ils ont aussi compris qu’il fallait fabriquer de l’islamisme à la base et au berceau. En bref, mieux vaut contrôler l’école qu’un palais présidentiel.

Le Point : Vous évoquez cette invitation à prendre un café par le patron des services secrets à Oran, prélude habituel à une arrestation. Comment avez-vous vécu cette période et qu’est-ce qui a finalement déclenché votre départ définitif ?

Kamel Daoud : Comme pour beaucoup d’Algériens, le chemin de l’exil est devenu nécessaire. Cet épisode dont vous parlez, c’est à la limite de l’anecdote, mais je ne suis pas quelqu’un d’idiot, et donc je tire les conclusions très vite. C’était un an, deux ans de pression énorme. Physiquement, ça se traduit par un malaise, par la maladie. Vous vous levez et vous ne vous sentez pas bien. Une dictature, ça commence au ventre, vous avez mal au ventre dès le matin. Et puis ça passe par l’éclaircissement des rangs autour de vous, parce que les gens ne vous fréquentent plus, parce qu’ils ont peur. Je voyais venir une sorte d’hystérisation du lien. Et je savais que cette hystérisation ne pouvait jouir d’elle-même que par la violence.

En arrivant en France, j’avais décidé de ne pas en faire un sujet de discussion. On m’a proposé des rendez-vous médiatiques pour en parler, j’ai refusé. Mon pays me manque physiquement, chaque matin. Mais ils ne peuvent pas me déposséder de mon Algérie. C’est hallucinant de voir des Algériens lancer des pétitions pour me déchoir de ma nationalité.

Le Point : On pense à Boualem Sansal. Pourquoi les intellectuels algériens sont-ils si exposés aujourd’hui, même et surtout lorsqu’ils vivent en France ?

Kamel Daoud : Parce qu’ils incarnent la réflexion critique, la nuance et l’universalité, autant de valeurs incompatibles avec les identités de repli et le chauvinisme cultivé comme projet national en Algérie. Sansal, par sa liberté de ton, son esprit rieur et sa singularité assumée, représente l’exact opposé de la morbidité que promeut actuellement le régime algérien.

Boualem Sansal est devenu malgré lui le symbole de cette relation complexe et souvent conflictuelle avec la France, relation instrumentalisée pour renforcer une légitimité chancelante. Ainsi, il paie aujourd’hui le prix de son courage intellectuel, de sa capacité à défier le discours dominant et à proposer une alternative lucide à l’histoire officielle.

Un intellectuel qui vient d’Algérie et qui a une audience mondiale, il incarne quoi ? La réussite, l’universalité, l’acceptation. Je ne renoncerai pas à mon algérianité.

J’adore ce pays, c’est mon pays. Mais je ne renoncerai jamais non plus à ce que m’a permis la France. Ce décalage me pousse à réfléchir sans cesse. Je suis hybride, bicéphale, trilingue, entre deux mondes. Cette contradiction nourrit ma réflexion, même si elle excite aussi les radicalités qui voudraient me réduire au rôle du traître.

Le Point : Vous insistez beaucoup sur l’importance de continuer à vivre pleinement face à la menace, notamment islamiste, et vous dites que vous préférez de loin la sieste ou les fruits à l’obsession pour l’islamisme. Comment continuez-vous à vivre sereinement ?

Kamel Daoud : Je ne sais pas s’il faut répondre à ce genre de questions, parce que je n’aime pas cette idée d’être un martyr. D’autres le paient beaucoup plus cher. Que suis-je par rapport à une Iranienne qui doit choisir la longueur de sa jupe en fonction de vingt mille mollahs ? Une lycéenne kidnappée au Nigeria par Boko Haram ? Une Algérienne qui se fait immoler parce qu’elle a dit non à un prétendant ?

Les islamistes sont obsédés par des gens comme nous, pas l’inverse. Ils peuvent prier vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ça ne me dérange pas. Mais eux ne veulent pas que je vive ma vie. Tel est le paradoxe : ce sont eux qui sont obsédés par notre liberté.

Le Point : Vos chroniques couvrent une décennie marquée notamment par la violence terroriste en France. Quel est votre regard rétrospectif sur ces dix ans ?

Kamel Daoud : En France, quoi qu’on dise – même si être décliniste est devenu une forme d’intelligence ! –, il y a encore des gens qui résistent. Il faut juste trouver les bons mots pour sortir la France de cette tétanisation par la culpabilisation qui fait qu’elle accepte tout. Les premiers qui en profitent, ce sont les islamistes.

Je vais dire une monstruosité : en France, il est peut-être trop tard. Comme disait Mahmoud Darwich : « Vous êtes déjà israéliens, nous sommes déjà palestiniens. » Ici, c’est pareil : on ne peut plus revenir en arrière. Ce qu’il faut maintenant, c’est construire une francité qui ne soit ni celle de l’agenouillement et de la contrition ni celle du repli sur soi.

Ce n’est qu’en France qu’on peut construire quelque chose de pluriel et de riche. Ce n’est qu’en France, grâce aux libertés académiques, qu’on peut penser l’islam. Ce n’est qu’en France qu’on peut penser le présent parce qu’on a même la liberté de détester ce pays.

Je réponds souvent à ceux qui me parlent mal de la France : un pays, c’est là où on voudrait voir grandir ses enfants. Ce n’est pas là où on a un drapeau ou deux. Je ne suis pas de ceux qui disent détester ce pays tout en y envoyant leurs enfants. Je suis trop paysan. Nous avons un proverbe en Algérie qui parle de « ceux qui mangent les récoltes et crachent sur les racines » – je ne suis pas de ceux-là.

Le Point : Vraiment, est-ce déjà trop tard pour la France ?

Kamel Daoud : Non, mais ça risque de l’être. Regardez : nous sommes là en train de discuter, vous allez publier cet entretien sans être censuré, je dis ce que je veux et je prendrai un taxi en sortant, sans être suivi ni photographié. Ce sont des libertés précieuses qu’il faut défendre avant qu’il ne soit, pour le coup, vraiment trop tard."

« Avant qu’il ne soit trop tard. Chroniques 2015-2025 », de Kamel Daoud (Les Presses de la Cité, 464 p., 23,90 €). À paraître le 3 avril.

Kamel Daoud, propos recueillis par Peggy Sastre pour Le Point, le 27 mars 2025.


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