Gilles Kepel, Le Figaro, le 05 mai 2025

"L’assassinat monstrueux du jeune Aboubakar Cissé, poignardé de 57 coups de couteau dans la mosquée Khadija de La Grand Combe, commune déshéritée, et autrefois minière, du Gard, a donné lieu, par-delà l’émotion et la compassion parfaitement légitimes pour la victime, exprimées par les médias comme le public, à un « recodage » politique stupéfiant. Celui-ci témoigne à la fois de la polarisation identitaire aveuglante dont est otage le débat national à l’approche d’échéances électorales majeures, et aussi de la traduction sur notre sol de l’exacerbation délétère des haines ethnico-religieuses qui se déchaînent sur la planète et dans le monde virtuel depuis le 7 Octobre en Israël et Palestine, prolongées par le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche et le bouleversement du monde qu’il met en œuvre. Ce crime a été érigé par la gauche radicale en emblème d’une « islamophobie » qui structurerait notre société, conférant ainsi à la France Insoumise et ses alliés une posture morale mettant en porte-à-faux le Parti socialiste. La manifestation parisienne en protestation contre le meurtre, place de la République, a vu le député et porte-parole de ce parti Jérôme Guedj se faire agresser violemment en référence à sa judéité. Entre-temps, dans le village d’Anduze, à quelques kilomètres de La Grand-Combe, un septuagénaire coiffé d’une kippa a été roué de coups et objet d’insultes antisémites par un individu ivre. L’enquête a été diligentée dans les deux cas gardois avec efficacité par le procureur de la République d’Alès, M. Abdelkrim Grini. (...)

Avant de se précipiter dans la récupération électoraliste d’un drame humain, il importe de restituer le contexte social. La victime, arrivée du Mali clandestinement comme mineur isolé, avait tenté sa chance comme des centaines de milliers d’immigrants illégaux, trouvant dans la mosquée un emploi précaire – comme l’a rappelé la procureure de Nîmes dans son point de presse, lorsqu’elle a repris le dossier. Le suspect, né en France il y a vingt ans, est le cadet d’une fratrie de onze enfants également arrivée illégalement en France, en 2001, en provenance de Bosnie, et originaire de la communauté Rom de ce pays, qui y vit dans un état de dénuement extrême. En septembre 2005, le tribunal administratif de Lyon a annulé l’arrêté d’expulsion pris à l’encontre de son père, Safet Hadzovic, après le rejet de sa demande d’asile politique – même si aucune opération de reconduite à la frontière n’avait été entreprise. Cette décision de justice qui arguait que l’expulsion portait
« une atteinte disproportionnée » à son droit « au respect de sa vie de famille » permit ainsi, selon le média 20 minutes en ayant alors rendu compte, que « la famille Hadzovic reste unie en France ». Le suspect, vivant du RSA, adepte de réseaux sociaux violents qui lui avaient valu un signalement au site Pharos, se projetait psychologiquement comme tueur en série selon ses déclarations en ligne. (...)

Le prénom de son père, qui vient de l’arabe safiya par le turc ottoman safiet, signifiant « pureté » ou « innocence », est caractéristique des Bosniaques et des Albanais musulmans dans les Balkans. Son patronyme signifie « fils
de hajj » (pèlerin). Ces éléments de contexte, qui ne sauraient préjuger de la croyance ou de l’identité religieuse individuelle du suspect, devraient toutefois inciter à ne pas prononcer de jugements hâtifs - dans l’attente de l’instruction puis du procès. Les déclarations de l’intéressé, diffusées en ligne, selon lesquelles il allait viser « un Noir », puis en blasphémant par l’insulte à « Allah de m… » une fois le crime commis, ouvrent à un vaste spectre de haines, y compris raciales – sans exclure la haine de soi. Celles-ci se sont cristallisées sur la profanation de l’islam en poussant l’horreur criminelle au paroxysme, perpétrant le meurtre sacrificiel à l’intérieur du lieu de culte et sur la personne d’un paisible fidèle en train de prier, sauvagement massacré. « Mon fils est fou », déclara son père au lendemain de l’acte, en exprimant ses excuses publiques. L’enquête l’examinera et le verdict du procès en jugera. (...)

L’environnement social et culturel de ce drame monstrueux s’avère ainsi d’emblée plus complexe que les conclusions idéologiques qui en ont été immédiatement tirées. L’enjeu pour certains était d’abord d’imposer, à l’occasion d’un drame décrit comme paradigmatique, la notion « d’islamophobie » comme un crime dans le droit français, à l’instar du racisme ou de l’antisémitisme. Or, si les agissements illégaux contre des musulmans du fait de leur appartenance (réelle ou supposée) à leur religion sont punissables, le terme même d’islamophobie ne se limite pas à cela. Dans son usage moderne, il vient de l’anglais Islamophobia : les adeptes de l’islam politique outre-Manche, et notamment la mouvance des Frères musulmans et de leurs alliés issus de la jamaat-e islami du Pakistan en faisaient usage dès les dernières décennies du vingtième siècle pour frapper d’interdit toute objection à leurs actions, et toute lecture critique du dogme musulman. Les militants islamistes du continent européen leur ont emboîté le pas, au moment de l’affaire du « voile islamique » en France, depuis 1989 jusqu’à la commission Stasi. Dans ce dernier sens, il ne s’agit plus de prohiber et punir des crimes ou délits dont des musulmans seraient victimes du fait de leur appartenance confessionnelle, mais de favoriser le contrôle d’une religion par des acteurs politiques particuliers. Or c’est une liberté fondamentale que la critique licite de toute doctrine, profane ou sacrée, de même que le droit de changer de religion, ou de ne pas en avoir – notamment au regard de la laïcité française. (...)

L’environnement social et culturel de ce drame monstrueux s’avère ainsi d’emblée plus complexe que les conclusions idéologiques qui en ont été immédiatement tirées. L’enjeu pour certains était d’abord d’imposer, à l’occasion d’un drame décrit comme paradigmatique, la notion « d’islamophobie » comme un crime dans le droit français, à l’instar du racisme ou de l’antisémitisme. Or, si les agissements illégaux contre des musulmans du fait de leur appartenance (réelle ou supposée) à leur religion sont punissables, le terme même d’islamophobie ne se limite pas à cela. Dans son usage moderne, il vient de l’anglais Islamophobia : les adeptes de l’islam politique outre-Manche, et notamment la mouvance des Frères musulmans et de leurs alliés issus de la jamaat-e islami du Pakistan en faisaient usage dès les dernières décennies du vingtième siècle pour frapper d’interdit toute objection à leurs actions, et toute lecture critique du dogme musulman. Les militants islamistes du continent européen leur ont emboîté le pas, au moment de l’affaire du « voile islamique » en France, depuis 1989 jusqu’à la commission Stasi. Dans ce dernier sens, il ne s’agit plus de prohiber et punir des crimes ou délits dont des musulmans seraient victimes du fait de leur appartenance confessionnelle, mais de favoriser le contrôle d’une religion par des acteurs politiques particuliers. Or c’est une liberté fondamentale que la critique licite de toute doctrine, profane ou sacrée, de même que le droit de changer de religion, ou de ne pas en avoir – notamment au regard de la laïcité française. (...)

La notion « d’atmosphère de la politique » a été créée par le regretté sociologue Bruno Latour en 2006, dans un ouvrage collectif sous ce titre, auquel j’avais contribué. Par « djihadisme d’atmosphère », j’ai voulu identifier une nouvelle phase du terrorisme islamiste, après le GIA dans les années 1990, Al Qaïda dans les années 2000, puis Daech dans la décennie 2010. On faisait face alors à des opérations organisées, avec des commanditaires et des exécutants. Avec les assassinats des professeurs Samuel Paty en 2020 et Dominique Bernard en 2023, on a changé de registre : des individus qui se socialisent au djihadisme par leurs fréquentations et les réseaux sociaux prennent eux-mêmes la décision de passer à l’acte, du fait d’une « atmosphère » telle que décrite, sans médiation organisationnelle. La polarisation identitaire que j’ai mentionnée plus haut favorise indéniablement la multiplication de comportements de ce type, et « l’atmosphère » internationale depuis le 7-Octobre y contribue pour beaucoup, avec les identifications aux victimes et la diabolisation de l’adversaire dans chaque camp. En Terre Sainte, chacun accuse l’autre de génocide ou d’holocauste, ce qui constitue un argument à forte capacité persuasive, à partir de déterminants identitaires. Entre la razzia pogromiste du Hamas et l’hécatombe sans fin de M. Netanyahou contre la bande de Gaza, s’est engagée une spirale catastrophique. (...)

Cette situation interdit toute solution ou négociation en situation de crise si ce n’est par l’extermination de l’autre, fût-ce son sacrifice expiatoire – voyez aussi aujourd’hui ce qui se passe en Syrie pour les minorités alaouites, druzes et chrétiennes, que les djihadistes paradent pour les humilier en public avant de les exécuter devant les téléphones portables dont les images envahissent ensuite les réseaux sociaux dans le monde entier, jusque dans notre pays… Je note que, dans l’affaire de La Grand-Combe, le suspect, qui a filmé son acte puis l’a diffusé en ligne tout en se montrant aux caméras de surveillance de la mosquée, semblait être en interaction permanente avec les réseaux sociaux dans lesquels il se représentait comme un personnage à l’intersection entre les mondes virtuel et réel – donc dans une « atmosphère ». (...)

La solidarité de la société est cruciale, pour montrer que les victimes font partie de nous-mêmes : nous faisons collectivement leur deuil. Et l’action des institutions est aussi déterminante. Il me semble que le premier enjeu, c’est l’application de la loi car il doit être clair qu’elle est la même pour tous. Sinon nous ne composons plus une société, mais nous nous fragmentons selon les lignes de faille d’un communautarisme délétère dont le Levant et l’ex-Yougoslavie nous ont donné des exemples terribles durant le demi-siècle écoulé. Qui sème le vent récolte la tempête.

L’émotion face à l’horreur a été considérable. Mais je ne suis pas convaincu que la façon dont tentent de la canaliser à leurs fins ces acteurs politiques sera fructueuse, ni constituera nécessairement un tournant. Car rappelons-nous qu’il s’agit d’abord à ce stade d’un enjeu judiciaire. Le suspect, dont la personnalité ne se réduit pas aux schémas simplistes attendus, n’a pas encore été extradé de l’Italie où il a été arrêté, et donc pas présenté au juge d’instruction qui le soumettra à un interrogatoire. Depuis le milieu des années 1990, soit trois décennies, nous avons été traumatisés par une quantité d’attentats terroristes – ce qui n’est pas la qualification retenue pour cette affaire, dont le Parquet national anti-terroriste (PNAT) ne s’est pas saisi. Il faut indéniablement prendre les mesures nécessaires pour que des faits pareils ne se reproduisent pas et ne fassent pas d’émules – ce qui suppose que les lieux de culte musulmans soient adéquatement sécurisés, et que les mesures idoines soient prises tout en gardant la tête froide face à la menace. C’est ainsi que notre société a vaincu le djihadisme, c’est ainsi que seront découragés et réprimés selon les rigueurs de la loi les actes criminels contre des musulmans en tant que tels."

Gilles Kepel, Le Figaro, le 05 mai 2025.


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