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Le Non français au traité constitutionnel européen (mai 2005)

Sur deux lectures « polaires » du scrutin

Même dans la configuration – idéale mais fort peu typique – où deux seules options sont offertes, même quand le décompte matériel des bulletins semble révéler clairement « une » « volonté » majoritaire, l’interprétation d’un scrutin ne va jamais de soi. Les 54,5 points (sur 100) obtenus par les tenants du Non au référendum sur la réforme de la Constitution européenne pourront dès lors être retenus comme un témoignage irréfragable et historique d’une révolte du peuple, enfin mobilisé et désaliéné, face à des élites unanimement « sourdes », « aveugles » et « autistes », ou, à l’inverse, être (re)présentés comme « un chef-d’œuvre de masochisme », voire le produit de ressentiments « aveugles [1] » exprimés par des électeurs dont on déplorera le caractère étroit, fermé, ou ethnocentré.

Un membre du Conseil économique et social, professeur associé à l’université Paris 12, expert électoral auprès du Parti socialiste, membre de son équipe dirigeante et partisan du Oui, Gérard Le Gall, se déclare indigné par le « petit parfum de terrorisme intellectuel type années 50, de déni de réalité voire d’obscurantisme [ayant] plané avant le 29 mai, puis curieusement après, attitude assez rare à l’issue d’une victoire [2] ». Cet analyste entend, précisément pour relativiser cette victoire apparente, « rompre avec un économisme pesant et un structuralisme implacable ». Au vu d’enquêtes d’opinion dont il fut l’un des spécialistes reconnus (notamment auprès du Premier ministre, puis candidat, Lionel Jospin), l’auteur peut par exemple soutenir, en analysant les motivations des électeurs du Non, que « l’Homme révolté de 2005 […] est plus fidèle au portrait type du lepéniste qu’à un disciple de Spartakus ».

Selon que l’on opte pour l’une ou l’autre de ces interprétations polaires, la « victoire », arithmétiquement « massive », du Non n’en est plus nécessairement une. Sous certains rapports, les winners peuvent être également (dis)qualifiés de loosers, avec les thématiques croisées de « la perte » d’une chance historique pour la France et pour l’Europe par la faute d’un conglomérat de « perdants » de la compétition économique et culturelle mondiale auxquels la trop grande complexité d’un texte fit « perdre » la tête. Autant dire que les analyses d’un scrutin sont « partie prenante » du processus électoral dans la mesure où, sous couvert de décrypter ou de traduire [3], elles participent aussi des luttes interprétatives des professionnels de la représentation. « Prises » dans les luttes exégétiques auxquelles elles ne peuvent échapper (cet article pas plus que d’autres), les interprétations des scrutins électoraux devraient au moins donner prise à la critique raisonnée et viser à présenter des arguments falsifiables. En rendant visibles les indices sélectionnés, en livrant les hésitations de l’analyste (tout n’est pas univoque et il n’est aucun point d’honneur professionnel qui obligerait à faire « parler d’une seule voix » des millions de bulletins anonymes), en croisant les sources disponibles (et pas exclusivement les seules « données » de sondage), en restituant à ces « données » leur statut de « construits », on espère contribuer à allonger un questionnement trop vite clos par l’application mécanique de schèmes d’interprétation (ouverts/fermés par exemple) qui jugent et annotent plus qu’ils ne jaugent [4]. À travers le cas d’espèce du référendum du 29 mai 2005, on s’interrogera [5] sur la dualité et le degré de compatibilité des lectures sociologiques et/ou politiques d’un scrutin, les premières ayant peu à peu été déclassées dans l’analyse électorale au profit des secondes sous prétexte d’un déclin – présenté comme irréversible sinon souhaitable – des variables dites « lourdes » [6].

Signe d’un fort encastrement politique des controverses scientifiques, tout se passe comme si, à la répartition binaire des votes effectivement émis, correspondait comme par homologie une distribution binaire des interprétations : certains analystes (souvent proches du Oui) privilégient une lecture « politique » des résultats [7] quand leurs pairs (parfois mais pas systématiquement proches du Non) penchent plutôt pour une interprétation principalement « sociale » des votes. On examinera successivement ces deux types d’arguments qui, pour le scrutin de 2005 (exception confirmant la règle ?), sont sans doute moins exclusifs et contradictoires que leur exposition médiatique l’a parfois laissé entendre. S’il n’y a « de sociologie que de la différence » comme l’écrivait Claude Lévi-Strauss, on peut faire l’hypothèse que ces deux lectures, par un phénomène classique de cécité et de lucidité croisées, n’appréhendent pas les mêmes types d’électeurs et de rapports (inégalement investis) au vote.

Éléments pour une lecture « politique »
Pour l’essentiel, les lectures politiques (pour ne pas dire « politologiques ») puisent leur démonstration dans la couleur politique de l’auteur de la question posée, dans la position de ce dernier dans le champ politique de l’époque, dans les prises de position politiques des principales forces partisanes, et dans la distribution des électorats en fonction des sympathies partisanes des électeurs (les électeurs du Oui – ou du Non – sont-ils plutôt de gauche – ou de droite ?). Le premier critère conduit à insister sur le très faible capital de popularité (32 % fin avril selon une enquête SOFRES, soit moins cinq points en un mois) dont dispose Jacques Chirac, initiateur, comme François Mitterrand en 1992, de la procédure référendaire. On oriente ainsi le regard sur la thématique, suffisamment plastique pour être omnibus, du « vote sanction » (mais aussi du « hors sujet » et du « contresens » à la question posée), en omettant peut-être qu’à l’automne 1992 la position de François Mitterrand n’était guère plus enviable (la défaite, historique, du PS aux législatives de mars 1993 allait le confirmer), ce qui n’empêcha pas le Oui au Traité de Maastricht de l’emporter à l’époque, de justesse, il est vrai. Le côté plutôt court d’une telle explication ad hoc oblige à considérer le spectre des prises de position partisanes et leur évolution depuis 1992.

Demeurent, d’un référendum à l’autre, comme partisans du Non, les organisations d’extrême gauche, le PCF, les souverainistes de la famille gaulliste (mais dans de moindres proportions, l’hostilité d’un Nicolas Dupont-Aignan n’ayant pas le même poids politique en 2005 que l’opposition d’un Charles Pasqua ou d’un Philippe Seguin suivis en 1992 par près d’un tiers des cadres du RPR), une partie du PS (à l’inverse en plus grande proportion, la défection de Jean-Pierre Chevènement en 1992 pesant moins lourd que celles conjuguées des courants de Laurent Fabius, Henri Emmanuelli, Arnaud Montebourg et Jean-Luc Mélenchon en 2005), le FN (uni en 1992, scindé en 2005), à quoi il convient d’ajouter, force politique inexistante en tant que telle en 1992, ce qu’il est convenu de nommer la mouvance altermondialiste qui joua en 2005 un rôle non négligeable dans l’organisation locale des « comités pour le Non ». Prennent officiellement position pour le Oui, en 2005 comme en 1992, le PS (au terme d’un référendum interne où l’on put recenser deux votants sur cinq partisans du Non), l’UDF, les Verts (beaucoup plus partagés en 2005 qu’ils ne l’étaient 12 ans plus tôt), l’UMP (à l’inverse plus unie que ne l’était le RPR en 1992), à quoi l’on doit ajouter une grande partie de ceux composant ce que l’on a peine à nommer la « société civile ».
(« grandes plumes » et « haut-parleurs » des médias, chefs d’entreprise, artistes, voire chefs d’État étrangers)
Quel pouvoir prédictif recèle la connaissance des prises de position des porte-parole politiques ? Projetant sur le corps électoral 2005 la distribution théorique des suffrages qui résulte des prises de position respectives des candidats de la présidentielle de 2002, on a pu calculer que le Oui aurait dû l’emporter par 53,4 % des voix (14 800 000 suffrages pour sacrifier jusqu’au bout à ces décomptes fictifs de papier) [8] contre 46,6 % pour le Non (12 950 000) [9]. Les résultats effectifs se révèlent presque exactement inverses (12 800 000 voix pour le Oui, 15 450 000 pour le Non). On perçoit aisément les apories de ce type de raisonnement, qui postule la permanence du corps électoral quand, chaque année, il se renouvelle de près d’un million d’électeurs, qui omet les divisions internes à chaque famille partisane, et surtout qui considère qu’il existe des électorats partisans solidifiés, et disciplinés, dont les membres se définiraient principalement par leurs attaches, leurs convictions et leurs fidélités partisanes [10]. Cependant, si on admet que les attentes électorales sont partiellement sous contrainte d’offre partisane, la lecture « politique » des résultats n’est pas totalement dépourvue de signification.

Pour de multiples raisons, aucun des chiffres du tableau 1 n’est à « prendre au pied de la lettre ». Avec toutes les précautions d’usage, ils indiquent toutefois une réceptivité certaine d’une partie des électeurs aux consignes partisanes, les deux inversions les plus spectaculaires (plus de 30 points) affectant les électeurs qui se déclarent proches des deux formations ayant, en interne, le plus évolué sur la question : le PS et l’UMP. La géographie des évolutions atypiques d’un référendum à l’autre confirme, pour partie, cette relative prégnance des structures d’offre partisane. Au niveau national, et pour un taux d’abstention comparable, le Oui perd environ six points de 1992 à 2005 (% exprimés métropolitains). Comme souvent, ce reflux national massif dissimule des dynamiques plus contrastées qui, agrégées au niveau national, se compensent et tendent à être occultées. Les géographes du laboratoire MTG de Rouen [11] ont ainsi calculé que les deux tiers des 36 000 communes françaises avaient effectué, d’un référendum à l’autre, le même choix (près de 21 000 communes votant par deux fois Non et un peu moins de 4 000 par deux fois Oui). Près de 9 000 (un quart) passent, à l’image du résultat agrégé global, du Oui au Non, mais, phénomène trop peu cité, un peu moins de 3 000 (2 775, soit 7 % du total) effectuent le trajet inverse, passant du Non au Oui.

Tableau 1Évolution des suffrages exprimés de Maastricht au TCE (ventilation partisane)
Tableau 1
Dans un échantillon communal représentatif de l’armature urbaine du pays [voir tableau 2], ce trajet atypique intéresse cinq communes, toutes dirigées par un maire étiqueté à droite et qui, à l’exception de Bourges, appartiennent toutes à la région PACA (Saint-Raphaël, Antibes, Cannes, Le Cannet). Les raisons de ce revirement « à contre-courant » des tendances nationales sont partiellement politiques : les cadres RPR et divers droite de ces localités avaient, en 1992, donné des consignes de vote en faveur du Non, et soutenu un mot d’ordre inverse en 2005. En travaillant sur la même population mais en élargissant notre sous-échantillon aux communes urbaines dont la proportion relative de Oui a, toujours à rebours des tendances nationales, enregistré une progression en 13 ans (n = 53 sur 250), on retrouve globalement ce même facteur explicatif.

Tableau 2Les vingt plus fortes progressions du Oui d’un référendum à l’autre (% exprimés)
Tableau 2
À deux exceptions près (d’ailleurs peu probantes) [12], toutes les communes enregistrant une conséquente progression du vote Oui sont dirigées par des édiles de droite et sont historiquement très ancrées à droite [13] ; dans le cadre de la campagne référendaire, la plupart ont vu, entre 1992 et 2005, « leurs leaders d’opinion » changer d’avis ou… changer tout court (le cas le plus éloquent étant celui des villes résidentielles des Hauts-de-Seine où Nicolas Sarkozy en 2005 semble avoir éclipsé l’influence déclinante de l’ancien président du conseil général, Charles Pasqua). Les réseaux partisans et/ou clientélistes ont donc incontestablement joué. Mais, indice d’incomplétude des lectures politiques, il n’est nul besoin d’être fin connaisseur de la sociologie urbaine française pour remarquer l’extraordinaire concentration de cités nanties et de « beaux quartiers » dans ce micro-échantillon. On souscrit dès lors volontiers aux remarques de l’équipe de Michel Bussi pour qui, « par-delà (souligné par nous) la mise en conformité d’une grande partie de l’électorat de droite avec les prises de position de ses leaders sur la question européenne, cette géographie presque caricaturale traduit clairement le rattachement au Traité constitutionnel des espaces plutôt bien placés dans la mise en concurrence des territoires et/ou bénéficiant largement de la mobilité internationale, touristique, d’affaires ou résidentielle [14] ».

Le cas de la Vendée, qui, malgré la campagne active de Philippe de Villiers en faveur du Non, est l’un des rares départements à basculer du Non au Oui, est symptomatique de cette primauté des configurations économiques et sociales (ici, faible taux de chômage et région profitant largement de la manne touristique) que ne saurait condenser le schème très connoté « ouvert/fermé ». Il faudrait, comme toujours, descendre plus bas dans les échelles d’observation et d’analyse pour remarquer, par exemple, que sur la Bretagne côtière tout oppose, étiquettes politiques mises à part ou neutralisées, les stations balnéaires (très largement favorables au Oui) aux ports de pêche ou de transformation des ressources maritimes (très largement favorables au Non).
La même matrice explicative – prégnance du facteur politique mais dans le cadre et les limites de configurations sociales à convoquer dans l’analyse – trouve à s’appliquer s’agissant des sites pour lesquels, au contraire, la chute relative des votes Oui est très supérieure à la moyenne nationale (on a ici retenu conventionnellement plus du double, soit une baisse d’au moins 13 %).

Sous de nombreux rapports, le tableau 3 est l’image inversée du tableau précédent. Dans le premier cas, seules deux municipalités étaient administrées par un édile de gauche. Ici, sur les 21 communes recensées, seules cinq ne sont pas (2) ou plus (3) dirigées par un maire de gauche [15], que ce dernier soit socialiste (pour la moitié), chevènementiste (Saint-Nazaire) ou communiste (Vénissieux, Denain, Martigues, Calais). De la même manière, la plupart de ces communes sont des fiefs historiques de la gauche (12 d’entre elles appartiennent au premier décile du vote Jospin lors du duel avec Jacques Chirac en 1995) [16]. La fréquence des inversions brutales de tendance dans les municipalités de vieille tradition socialiste (singulièrement celles du Nord – Pas-de-Calais, surreprésentées dans ce tableau) incite à donner toute sa part à l’écho et au trouble qu’ont provoqués chez les sympathisants socialistes les débats au sein de « leur » parti.

Tableau 3Les 21 plus fortes baisses du Oui d’un référendum à l’autre (% exprimés)
Tableau 3
Pour autant, il faut là encore relativiser le poids spécifique d’une explication purement politique des votes. Un nombre important de municipalités socialistes bascule lourdement dans le camp du Non malgré les consignes des responsables ou anciens dirigeants locaux, parmi lesquels les plus actifs, comme Dominique Strauss Kahn pour Sarcelles ou Jack Lang pour Boulogne-sur-Mer. On retrouve par ailleurs sans peine cette géographie sociale « caricaturale » évoquée plus haut, Liévin, Bruay, ou Lens étant à Marcq-en-Barœul dans le Nord-Pas-de-Calais ce que pourrait être Sarcelles à Boulogne-Billancourt en Île-de-France, Vitrolles ou Martigues à Cannes ou à Antibes en PACA.

L’analyse des taux d’abstention (en niveau ou en pente) confirme cette polarisation sociale, plusieurs des communes précitées se retrouvant dans le palmarès des sites les plus (ou, au contraire, les moins) abstentionnistes, ou dans le classement des localités où l’abstention progresse le plus (ou le moins). À rebours des discours enchantés célébrant le retour massif des « classes populaires » aux urnes, on observe une progression sur 13 ans (1992 – 2005) de l’abstention dans des communes défavorisées, initialement peu participationnistes (Tourcoing, Roubaix, Forbach, Montceau-les-Mines, Aubervilliers, Bobigny, Saint-Denis, les quartiers les plus populaires de Marseille, etc.) et, à l’inverse, à partir d’un étiage déjà très bas, une baisse des taux d’abstention sur la même période dans les communes les plus privilégiées (certains arrondissements de Lyon ou de Paris ou la proche couronne résidentielle comme Neuilly-sur-Seine, Saint-Maur-des-Fossés ou Rueil-Malmaison) [voir tableau 4].

Tableau 4Taux d’abstention les plus faibles et les plus élevés (communes urbaines)
Tableau 4
Éléments pour une lecture « sociale » des résultats
La « lecture sociale » des résultats n’est pas tant, comme certains l’ont souligné, le constat de la résurgence d’un « vote de classe [17] », d’autant plus célébré (ou honni) que l’on s’était accordé à enterrer – selon le vieux schème de la « beauté du mort » – ce mot d’ordre politique que l’on a trop rarement pris la peine de rendre scientifiquement opérationnel [18]. Mais, plus simplement, la conviction que l’on a trop vite « déclassé » comme obsolètes des variables sociales significativement qualifiées de « lourdes ». La lecture « sociale [19] » renvoie donc ici à la reconstitution de « classes communes d’existence » au principe (dans des relations probabilistes à calculer) de perceptions et de visions communes du monde social et de la place que chacun peut ou doit y occuper. On voudrait ainsi soutenir l’idée que le vote, pour de nombreux agents sociaux que l’on ne veut connaître qu’en leur qualité d’électeurs, est surtout une pratique ordinaire, n’enfermant pas nécessairement de signification étroitement politique, et se résume (ce qui est déjà beaucoup) à l’expression, sous contrainte d’offre électorale, de goûts et de dégoûts sociaux constamment informés, orientés et actualisés par les trajectoires biographiques (réelles, anticipées et/ou subjectivement perçues) de chacun, dans un nombre plus ou moins élevé d’espaces et de mondes sociaux.

Ce programme admis (sous réserve de validation empirique), la lecture sociologique de résultats électoraux commence plus modestement par la recherche et le constat de différences, d’écarts et d’oppositions sans lesquels le travail sociologique ne peut tout simplement pas commencer. Le référendum de 2005 a ceci de particulier qu’exceptionnellement il livre des distributions de préférences électorales statistiquement très discriminées (les tris croisés révèlent des écarts peu courants dans leur étendue), et socialement très ordonnées, les échelles de classement (PCS, niveau de diplôme, âge) fussent-elles standard, voire élémentaires par défaut d’analyse multivariée [20]. Les tableaux 5 à 11 [voir p. 131 – 134], qui présentent l’intérêt de mobiliser une diversité de sources et de techniques de traitement des données, témoignent assez du caractère socialement prédéterminé, préorienté ou préconstruit des votes référendaires. Quatre enseignements principaux peuvent en être dégagés.

Tableau 5Plus fortes performances régionales du Oui et du Non
Tableau 5
Tableau 6Votes Non en fonction de la part des ouvriers et des employés dans la commune
Tableau 6
1) Que l’on utilise des « données » de sondage ou que l’on fasse appel à des analyses écologiques (distribution des votes en fonction de la taille de la commune, coefficients de corrélation, géographie régionale des fiefs), que l’on se réfère à des variables de position (profession, statut, lieu de résidence, niveau de diplôme : tableaux 7 à 10, p. 132 – 134) ou d’autopositionnement tableau 11 [p. 134], on repère sans difficulté des écarts si conséquents qu’il faut sans doute remonter loin dans l’histoire électorale française (second tour de la présidentielle de 1974) pour en trouver l’équivalent.

Tableau 7Pourcentage de Non selon la taille de la commune de résidence
Tableau 7
2) À cette forte dispersion socialement conditionnée des préférences électorales s’ajoute le caractère systématiquement ordonné des distributions. Les courbes sont quasiment linéaires (ce qui était, là encore, plutôt rare ces dernières décennies). Ainsi, par exemple, le Oui décline régulièrement quand on va [tableau 7, p. 132] des plus grandes villes (+ de 100 000 habitants) aux plus petites communes rurales (- de 500 habitants). Le pourcentage de votes Oui est systématiquement plus important dans les capitales régionales qu’il ne l’est en moyenne pour leurs régions respectives et neuf des meilleurs scores régionaux du Oui correspondent aux capitales régionales.

La probabilité de voter Oui décroît pareillement quand on descend sur une échelle de capital scolaire accumulé, et ce quelle que soit la nomenclature [21] ou la méthode (sondage ou analyse écologique) retenue [tableaux 8 et 9, p. 133 et p. 134] [22].

Tableau 8Pourcentage de Non selon le niveau de diplôme, le revenu, et la profession des enquêtés ayant déclaré avoir voté (comparaison éventuelle avec 1992)
Tableau 8
Tableau 9Corrélation entre vote Non, CSP et niveau de diplôme (Base : cantons métropolitains)
Tableau 9
À un niveau très agrégé (et l’on retrouve ici trace d’un des déterminants de l’orientation gauche/droite), la probabilité de voter Oui diminue quand on passe des travailleurs indépendants aux salariés du secteur privé, et de ces derniers aux agents du secteur public. Au sein des salariés, la fréquence du vote Oui semble parfaitement épouser la hiérarchie socioprofessionnelle consacrée, décroissant régulièrement, des cadres supérieurs aux ouvriers en passant par les professions intermédiaires et les employés. Le monde des retraités respecte fidèlement cet ordre (comme en témoignent les coefficients de corrélation du tableau 10, p. 134) tout en l’atténuant (les écarts sont moins élevés, le vote Oui étant tendanciellement plus fréquent que chez les actifs, ce que confirment les distributions par âge). Avec toutes les difficultés inhérentes au recueil et à la fiabilité de telles données, il semble enfin que le Oui ne soit majoritaire que parmi les revenus les plus élevés (foyer de 3 000 euros par mois et plus), et que jusqu’à 1 000 euros il décline régulièrement, ce que pourrait indirectement confirmer la connaissance des potentiels fiscaux des communes urbaines citées au tableau 5.

Tableau 10Corrélation entre vote Non, PCS ou CSP (1992 – 2005) (Base : cantons Picardie, n = 128)
Tableau 10
Ces données objectivées de plusieurs manières sont comme redoublées par la perception subjective qu’ont les enquêtés du devenir probable de leur niveau de vie ou de leur condition matérielle actuelle (tableau 11), perceptions dont on voit à quel point elles préorientent la distribution des préférences sur le TCE.

La connexion entre perception de sa situation et lecture (plus exactement, réception sélective) du Traité, n’a probablement, aux yeux des victimes passées ou potentielles des politiques de libéralisation, rien d’arbitraire, ni de fantasmatique. De ce point de vue, la déferlante d’« injures polies » (votes « xénophobes », « populistes », « fermés », « bornés », « étroits ») qu’aura suscitée la thématique (amorcée au départ par Philippe de Villiers) dite « du plombier polonais » (conséquences sur l’emploi de la directive du commissaire européen Frits Bolkenstein) pourrait bien n’être que le dernier avatar d’un racisme de classe euphémisé sinon inconscient, qui oublie que, pour les salariés les moins qualifiés et les plus exposés à la concurrence internationale, l’entrée des nouveaux adhérents (notamment des PECO) représente une menace nullement fantasmatique, à défaut de clauses (de fait absentes du TCE) d’harmonisation fiscale et sociale et d’un financement communautaire conséquent pour les nouveaux entrants (à l’exemple de ce qui avait été fait, dans les années 1980, pour la Grèce, l’Espagne ou le Portugal).
Tableau 11Perception de l’avenir, autopositionnement social
Tableau 11
3) Le danger que recèle l’analyse, variable après variable, des prédéterminants sociaux du vote est de finir par omettre que ces attributs, exposés en série, se cumulent et se confortent très souvent dans l’existence quotidienne des agents sociaux, furtivement érigés le temps d’un vote, en citoyens arbitres. Par la trop faible taille des échantillons, on manque d’analyses multivariées qui permettraient de saisir les effets conjugués du niveau de diplôme, de l’âge, du statut, de la résidence, etc.

Un seul exemple, les professions intermédiaires, dans lesquelles beaucoup d’analystes voient l’une des raisons du basculement d’un petit Oui (Maastricht) à un gros Non (TCE). Ce groupe social est crédité par les instituts d’un vote Non à hauteur de 53 % à 56 % des votants effectifs de cette PCS. En fait, beaucoup de choses séparent (voire, dans leur style de vie ou le type de profession exercée, opposent) les cadres moyens du secteur public (62 % de votes Non dans le sondage sortie des urnes de l’institut CSA) à leurs homologues du privé (52 % de votes Oui), ou encore les hommes (51 % de Non) et les femmes (57 %), les plus jeunes (- de 24 ans : 65 % de votes Non) aux plus âgés (55 ans et plus, 51 % de Oui), les peu diplômés (64 % des professions intermédiaires n’ayant pas le bac auraient voté Non) et ceux détenteurs de titres scolaires plus prestigieux (71 % des titulaires d’un diplôme supérieur au bac s’étant prononcés auraient voté Oui).
Sous ce rapport, les écarts sommairement analysés ici sont probablement encore plus importants, et les relations probabilistes plus fortes et solides qu’on a pu le noter. Ce dont rend brutalement compte l’analyse des communes urbaines, « fiefs » ou « terres de mission » du Oui (ou du Non) (tableau 6). Quand les régions considérées se caractérisent par une forte ségrégation indissociablement spatiale et sociale, donc propice au cumul (« positif » ou « négatif ») de tous les attributs considérés jusqu’ici isolément, les écarts absolus deviennent impressionnants (près de 27 points d’écart en PACA entre le vote d’Aix-en-Provence et celui de Martigues, autant à Paris entre le 7e et le 20e arrondissement ; 44 points d’écart dans le Nord entre Marcq-en-Barœul et Liévin ; plus de 55 points dans la petite couronne parisienne entre Neuilly-sur-Seine et Drancy).

4) Tout laisse à penser que d’un référendum à l’autre (donc, d’un état social de la France à l’autre), ces « fractures », loin de se résorber, se sont aggravées. Dans 18 des 21 régions visées au tableau 6, les écarts absolus progressent de 1992 à 2005, dans des proportions parfois considérables. Quand on dispose, sur une décennie, d’éléments de comparaison fiables [23], le constat vaut tant pour le lieu de résidence (clivage grandes métropoles / bourgades petites ou moyennes) que pour la profession exercée. C’est parmi les cadres supérieurs que le Non, peu répandu en 1992 (autour d’un tiers des votants), progresse le moins en 13 ans (de un à deux points, soit très en deçà de la progression nationale moyenne [24]). À l’inverse (quoique au terme de la même logique), le vote Non des ouvriers, déjà très largement majoritaire dans cette catégorie en 1992 (autour des deux tiers des votants ouvriers [25]), connaît une nouvelle et forte progression en 2005, là encore très supérieure à la progression nationale (+ 8 % à + 18 % selon les instituts), pour atteindre un taux de rejet proche de 80 %.

Fragile parce qu’affectée par les biais d’échantillonnage des sondages, cette dynamique (accentuation des écarts de vote aux deux pôles de l’espace social) est confirmée par l’évolution des coefficients de corrélation (PCS / vote) d’un référendum à l’autre (tableau 10, malheureusement circonscrit aux seuls 128 cantons picards). Les corrélations déjà fortement négatives en 1992 entre vote Non et présence des cadres supérieurs (respectivement - 0,76 et - 0,57 pour les actifs et les retraités) le sont plus encore 13 ans plus tard (- 0,89 et - 0,81). Dans le même temps, les corrélations entre le vote Non et la catégorie ouvriers (actifs ou retraités), significativement positives en 1992 (respectivement + 0,67 et + 0,49), augmentent à nouveau en 2005 (respectivement + 0,79 et + 0,63), la progression étant encore plus sensible quand on travaille sur une nomenclature plus fine. De ce point de vue, on peut avancer l’hypothèse que ce processus de polarisation a, autant sinon plus que les phénomènes dits de « capillarité ascendante [26] » ou de « retournement des classes moyennes salariées », pesé lourdement dans le passage d’une approbation timide du Traité de Maastricht en 1992 au rejet massif du TCE en 2005.

Deux France, deux lectures ?
La lecture « politique » serait-elle donc plus explicative ou prédictive que la lecture dite « sociale » ? L’exemple emblématique de la Corrèze fournit une première piste fragile. Département « cogéré » politiquement par les deux principaux porte-parole nationaux du Oui, Jacques Chirac (qui en fut 30 ans le député) et François Hollande (désormais député-maire de Tulle), la Corrèze, nonobstant ce double et prestigieux patronage, vota Non à près de 57 % – du fait probable de sa composition sociale et des difficultés économiques du département. À quoi l’on pourrait toutefois objecter que, dans ce département, la progression du Non (+ 2,5 % seulement en 13 ans) fut assez sensiblement inférieure à la moyenne nationale, discret indice d’une prégnance à la marge des structures d’encadrement politique. Le raisonnement pourrait tout aussi bien être repris pour la Nièvre, qui, bien que terre d’élection de François Mitterrand, a rejeté d’une courte majorité (50,9 %) le Traité de Maastricht en 1992, la très forte progression des votes négatifs en 2005 (+ 14,6 points) pouvant en revanche être partiellement expliquée par la disparition de l’ancien président de la République.

Un « vote de classe » ?
Si l’accentuation des clivages sociaux entre le « oui » et le « non » parmi les salariés actifs – ouvriers et employés –, a été à juste titre largement commentée, peu ont souligné un vote majoritairement favorable au « oui » parmi l’ensemble salarié, plus homogène, constitué par les « professions intermédiaires », l’encadrement moyen et les catégories supérieures, en pleine expansion depuis deux ou trois décennies (aujourd’hui le quart du corps électoral contre un tiers pour l’ensemble ouvrier-employé). La thèse d’un « vote de classe » de certains partisans du « non » mérite encore d’être sérieusement nuancée, car uniment concentrée sur les actifs – sauf, bien sûr, à exclure les retraités, de plus en plus nombreux, de la dynamique de l’Histoire et du peuple souverain ! Quand on inclut ces retraités ex-salariés pour plus de 80 % d’entre eux, le « oui » et le « non » frôlent leurs moyennes nationales, et décrivent une sociologie moins caricaturale. Enfin, un bien singulier « vote de classe » celui où, pour reprendre le vocabulaire des années 1930, les « gros » [1], l’univers des « indépendants » – agriculteurs, artisans, commerçants, chefs d’entreprise – dans l’ensemble très intégrés au système, votent, comme les « exploités » ou leurs « exploités », majoritairement « non » ! Voici peu, l’évocation « d’un vote de classe », en liaison avec le « front de classe » renvoyait au soutien d’un projet de rupture. Aujourd’hui, l’empirisme des sondages vaut théorie, à l’ombre de pourcentages parfois habilement sélectionnés [2] ! Toutefois, l’ordinateur, prompt à dévoiler les variables classiques (âge, sexe, catégorie socio-professionnelle), autorise aussi des croisements susceptibles de contrarier une lecture de « classe » du « 29 mai ». Ainsi, dans le but de définir l’état d’esprit de nos compatriotes, Louis Harris a-t-il proposé neuf figures types. Le « révolté » arrive en tête (34 %) devant le « pessimiste » (33 %) puis l’« optimiste » (22 %). Toutefois, « l’Homme révolté » de 2005 s’identifie peu à cette figure historique des héros de la « révolte historique » dans l’essai d’Albert Camus. Il est plus fidèle au portrait type du lepéniste qu’à un disciple de Spartacus. N’est-il pas majoritairement prompt à juger qu’il y a en France « trop d’étrangers », qu’« avec la construction européenne la France perd peu à peu son identité » (Louis Harris) et que la « peine de mort s’impose pour les crimes les plus graves » (Louis Harris, Sofres) ? Cette remarque vaut, de manière à peine atténuée, pour l’ensemble ouvrier-employé. L’intuition de cette réalité explique sans doute, ici et là, l’appel à une rhétorique autour du « peuple », notion polysémique, plus floue et plus évolutive qu’une instrumentation marxiste du concept de « classe » infiniment plus exigeante !
Gérard Le Gall, « Le 29 mai entre mythe et réalités », Revue politique et parlementaire, 107 (1036), juillet-août-septembre 2005, p. 2-23.
Des « élites » plus progressistes que le « peuple » ?
Des impressions de campagne, un discours protestataire « anti-libéral » – de fait souvent anti-capitaliste – du « non » de gauche, une suspicion permanente à l’endroit des catégories dirigeantes françaises et européennes chez Le Pen et de Villiers, des premières analyses caricaturales du scrutin, vont réveiller une vision pessimiste de la démocratie et une problématique récurrente, idéologiquement syncrétique, autour d’un « fossé-grandissant-entre-le-peuple-et-ses-élites ». Sans revisiter la IIIe République, on se remémore le poujadisme des années 1950, une réaction populiste post-alternance (1981), le lepénisme et la dénonciation de l’establishment et de la « bande des quatre » (1984), certaines interprétations de Maastricht (1992), puis le phénomène Tapie (1993 – 1994) et le « 21 avril ». Aujourd’hui, on cherche à disqualifier des élites économiques, médiatiques, intellectuelles, les « visibles » [1] qui seraient quasi unanimement pour le « oui » à l’inverse des « petits », des « sans grades », des « dominés ». Bref, le peuple dépeint le soir du « 21 avril » par Le Pen ! Le sophisme confine à l’indécence quand ceux qui le « théorisent » appartiennent eux-mêmes aux « élites », aspirent à leur reconnaissance ou, pire, rêvent de prendre leur place ! Il frise l’absurde dans la réalité d’un « oui » à 45 %. Plus empiriquement, rappelons que les « indépendants » ont majoritairement voté « non », comme près de 38 % des « hauts revenus », 35 % des « cadres supérieurs », 46 % des « étudiants », 36 % des « Bac+3 » (Ipsos), sans oublier beaucoup d’enseignants du supérieur, de chercheurs, de journalistes, de philosophes.
Les idéologues qui véhiculent ce discours séculaire, menant de fait un combat dangereux pour la démocratie, font l’impasse sur la force du vécu quotidien, sur la montée de l’individualisme et la force des représentations dans les sociétés contemporaines à travers cette vérité d’aujourd’hui : la multiplicité des rôles et des statuts pour chaque individu. Si on fait abstraction de quelques centaines, peut-être d’un millier de personnalités réellement influentes dans les sphères économique, politique, sociale, intellectuelle, religieuse, artistique… qui disposent d’un pouvoir, il n’est pas rare, pour tous les autres, d’être alternativement plus ou moins « dominants » ou plus ou moins « dominés » selon leurs activités dans les multiples champs de la société moderne. Face à l’offensive des tribunitiens de gauche, diabolisateurs du « oui », on osera leur rappeler que les « élites » du « oui » sont plus proches des valeurs de la gauche et du combat des organisations anti-racistes – muettes durant la campagne – que le peuple du « non » sur des marqueurs idéologiques aussi forts que « l’accueil des étrangers », « la peine de mort », « la société de liberté et de tolérance ». […]
Gérard Le Gall, « Le 29 mai entre mythe et réalités », Revue politique et parlementaire, 107 (1036), juillet-août-septembre 2005, p. 2-23.
Autre élément de discussion, Michel Bussi, Céline Collange et Jérôme Fourquet ont pu établir, en cumulant des séries de sondages auprès de sympathisants socialistes, que la proportion de votes Oui au référendum de 2005 était, dans ces sous-échantillons, fortement dépendante des résultats départementaux du référendum interne au PS, organisé fin 2004, et partant du type de mobilisation engagé par les fédérations [27]. Problème classique de sens de la causalité, on peut tout aussi bien soutenir que le vote des militants en décembre était aussi (voire surtout) dépendant des spécificités sociales de leur département de résidence.

Élément supplémentaire de débat, la comparaison des tris croisés ou des coefficients de corrélation. Dans le premier cas, le vote figurant la variable dépendante, les sympathies partisanes prises comme variables explicatives engendrent-elles des écarts plus importants que les variables sociales précitées ? A priori oui, mais en oubliant que plus d’un tiers des enquêtés (qui, socialement, ne se répartissent pas de manière aléatoire) ne déclare pas d’affiliation partisane ou encore, souvent invités sinon contraints à le faire, n’indiquent que de vagues sympathies qu’aucun résultat électoral réel ne corrobore sérieusement (plus de 15 % de sympathisants Verts « autodéclarés » dans les échantillons de sondages en 2005). Les bases d’un classement purement politique des électeurs sont donc friables et les tris croisés assez redondants ou congruents avec ce que l’on sait, par ailleurs, des propriétés sociales moyennes des électeurs de chaque parti. En travaillant sur un outil moins biaisé (les coefficients de corrélation calculés, à l’échelon cantonal, sur les résultats électoraux et sur les données du recensement), on réalise par ailleurs que les corrélations vote référendaire / orientation politique des cantons ne sont ni meilleures, ni moins bonnes (i.e. significativement éloignées de zéro) que les corrélations vote référendaire / attributs sociodémographiques des résidents [28].

On peut donc admettre qu’en 2005 les variables sociales et les affiliations politiques se complétaient largement, voire, dans l’histoire électorale française, se recoupaient de manière assez exceptionnelle. Sous ce rapport, le débat autour des deux lectures (et la hiérarchie que ce débat présuppose) semble n’avoir pas grand sens. À trois réserves près.

La discussion retrouve une signification quand le choix entre ces deux manières de caractériser les citoyens est présenté comme exclusif, quand l’interprétation des votes est informée par une grille uniquement « politologique » qui ne sait reconnaître que des électeurs en état d’apesanteur sociale.

Le débat n’est pas non plus vain s’agissant des nombreux électeurs qui, dépourvus de la compétence politique que les analystes leur accordent souvent généreusement, voient leur vote politiquement surinterprétés (ou moralement blâmés). Votant sans nécessairement exprimer une conviction partisane ancrée, ces électeurs, entretenant une attention oblique au fonctionnement du champ politique, sont plus que les autres exposés à produire des choix, parfois très éloignés de leurs intérêts sociaux « bien compris ». Aux États-Unis, alors que les controverses sur la faiblesse persistante et l’inégale distribution sociale de la compétence politique semblaient éteintes faute de combattants [29], des auteurs ont, au moyen d’études empiriques, remis au premier plan cette question en démontrant que la probabilité de votes et de prises de position apparemment irrationnels (approbation par les enquêtés les plus modestes des programmes de réduction des aides sociales dont ils bénéficiaient, par exemple) variait en raison inverse du degré de compétence politique [30].

Ce dernier, ultime précision, n’est pas seul en cause. « Le degré de dépossession des agents sociaux par rapport aux débats qui structurent le fonctionnement du champ politique ne dépend pas seulement des caractéristiques sociales des agents sociaux [31]. » Il est également fonction « du degré auquel les enjeux politiques recoiffent les problèmes qui se posent réellement et concrètement aux agents sociaux dans leur vie quotidienne » mais aussi « du degré auquel les prises de position sur ces enjeux sont nettement différenciées ».

La simplicité au moins apparente du choix, la dramatisation des enjeux, le climat d’incertitude entretenu sur l’issue du vote, l’idée (si souvent proclamée et souvent si peu crédible) que « chaque voix compte », et qu’en tout cas « tout n’est pas déjà joué », l’investissement maximal des forces politiques et la division personnalisée au plus haut niveau de certaines d’entre elles (PS), l’intensité du travail de mobilisation et d’intéressement (blogs et sites Internet, comités locaux) à des enjeux, qui, par leur mise en forme juridique, semblaient notoirement ésotériques, le sentiment, rarement aussi partagé, de débats, discussions ou disputes qui, traversaient (et parfois déchiraient) les groupes primaires (cercles familiaux, amicaux, professionnels, etc.) sont autant de propriétés singulières (et littéralement exceptionnelles) du scrutin de mars 2005. Ainsi, de nombreux électeurs, malheureux non-détenteurs d’une agrégation de droit public option droit communautaire, parvinrent, au terme d’un processus d’appropriation sélective nécessairement complexe, à identifier dans le texte proposé la source de tout ou partie de leurs difficultés ou raisons de craindre, d’espérer et de croire, et établirent ce faisant, un lien – plus ou moins serré ou ténu – entre leur devenir individuel, familial, professionnel ou collectif… et la question posée. Sous ce rapport, la campagne électorale référendaire, en satisfaisant à ces impératifs de différenciation claire, et de traduction lisible de divisions sociales en divisions politiques [32], aura – exception confirmant la règle ? – permis que lecture politique et sociale puissent à ce point se compléter.

Date de mise en ligne : 01/06/2007

https://doi.org/10.3917/arss.166.0123


Source : https://shs.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-1-page-123?lang=fr