L'opération militaire spéciale : une facette de la troisième guerre mondiale.

La puissance et la finesse.
Beaucoup continuent de répéter, avec une naïveté déconcertante, que la Russie, avec sa puissance militaire, aurait pu écraser l’Ukraine en quelques semaines. C’est une lecture simpliste qui ignore tout de la nature profonde de ce conflit. Moscou ne mène pas une guerre contre un pays de quarante millions d’habitants. Elle affronte, à travers l’Ukraine, l’ensemble du bloc atlantiste, l’OTAN tout entière, ses services de renseignement, ses arsenaux, ses satellites, son industrie militaire et sa machine médiatique. L’Ukraine n’est qu’un théâtre d’opération, un champ de bataille dans une guerre mondiale larvée.

Dans ces conditions, l’idée d’une victoire rapide n’a aucun sens. Oui, la Russie aurait pu raser Kiev en quelques jours. Oui, elle aurait pu écraser les infrastructures ukrainiennes et réduire l’État à néant. Mais un tel choix aurait eu un coût humain et politique considérable : des dizaines de milliers de morts civils, une condamnation internationale unanime, une rupture avec ses partenaires stratégiques et une perte d’influence dans le Sud global. Moscou a donc choisi une stratégie plus subtile, plus lente, mais aussi beaucoup plus ambitieuse. Elle combine pression militaire, guerre économique, bataille diplomatique, influence géopolitique et guerre informationnelle. L’objectif n’est pas seulement de gagner militairement, mais de remodeler durablement l’ordre mondial.

Il faut comprendre également que l’Ukraine d’aujourd’hui est l’un des territoires les plus militarisés et les plus fortifiés du monde. Des milliards d’euros d’armes occidentales, des systèmes de défense antiaérienne sophistiqués, des lignes défensives profondes, des bunkers souterrains, une surveillance satellitaire permanente : même l’armée américaine, avec toute sa puissance, avancerait difficilement dans de telles conditions. La Russie agit donc avec prudence, car les régions qu’elle revendique comme historiquement siennes ne doivent pas être réduites en ruines. Elle avance lentement, consolide chaque mètre de terrain, organise des référendums, installe des administrations, et prépare déjà l’après-guerre.

Ce choix stratégique prend tout son sens si l’on écoute les analyses d’Emmanuel Todd, historien et anthropologue français respecté, qui voit dans cette guerre bien plus qu’un conflit territorial. Pour Todd, il s’agit d’un affrontement civilisationnel entre un Occident en déclin et une Russie qui défend une conception plus traditionnelle, plus souveraine, de l’ordre politique et social. Il souligne que l’Occident, malgré son apparente supériorité économique et technologique, montre des signes de fragilité profonde : démographie vieillissante, crise de confiance, désindustrialisation, perte de repères idéologiques.

Todd insiste sur un point capital : la Russie mène cette guerre avec seulement 3,3 % de son produit intérieur brut, un effort colossal mais soutenable, alors que les pays de l’OTAN, bien plus riches, sont contraints de dépenser des sommes gigantesques simplement pour maintenir l’équilibre. Ce chiffre, à première vue technique, révèle un déséquilibre stratégique profond. Comme le souligne Todd, si une nation capable de soutenir une guerre globale avec 3,3 % de son PIB peut tenir tête à l’ensemble de l’OTAN, alors cela signifie que l’Occident n’est plus ce qu’il était. Cela signifie que l’hégémonie occidentale repose désormais sur une illusion : celle de sa propre puissance.

John Symers, analyste américain souvent critiqué pour sa lucidité, va encore plus loin. Il rappelle que l’OTAN, les États-Unis, l’Union européenne, le Japon et la Corée du Sud réunis représentent une part écrasante du PIB mondial, bien supérieure à celle de la Russie. Pourtant, malgré cet écart gigantesque, Moscou non seulement résiste, mais progresse. Cela prouve que la puissance brute ne se mesure pas seulement en chiffres économiques. Elle réside aussi dans la cohésion nationale, dans la capacité à endurer, dans la volonté politique et dans la profondeur historique d’un projet. Symers parle d’un « paradoxe russe » : une nation aux ressources économiques plus modestes qui parvient à tenir tête, seule, à l’Occident collectif, parce que sa stratégie est fondée sur la patience, la résilience et la clarté de ses objectifs.

C’est pourquoi le facteur temps est crucial dans cette guerre. Plus elle dure, plus l’économie ukrainienne s’effondre, plus l’Occident s’épuise à fournir des armes, plus les sociétés européennes et américaines se lassent de financer un conflit qui n’a plus de sens pour leurs citoyens. Chaque mois qui passe révèle davantage les fractures internes du monde occidental et renforce la position russe.

La lenteur de la Russie n’est donc pas un signe de faiblesse, mais une stratégie de longue haleine. Elle cherche non pas une victoire brutale et spectaculaire, mais une victoire structurelle et durable. Elle veut démontrer, par les faits, que l’ordre mondial centré sur l’Occident est arrivé à bout de souffle. Et dans cette confrontation historique, Moscou ne se bat pas seulement pour l’Ukraine : elle se bat pour redéfinir les rapports de force mondiaux, pour mettre fin à des siècles d’hégémonie unilatérale et pour ouvrir la voie à un monde multipolaire.

Ainsi, demander pourquoi la Russie n’a pas fini la guerre rapidement revient à poser la mauvaise question. Elle ne veut pas la finir vite. Elle veut la gagner profondément. Elle veut qu’à la fin de ce conflit, ce ne soit pas seulement un drapeau qui change sur un bâtiment, mais une ère entière qui s’achève. Car ce qui se joue aujourd’hui à Kiev, à Donetsk ou à Kharkiv, ce n’est pas seulement le destin d’un pays, mais celui du monde.


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