Henri Guaino-Arnaud Montebourg: quelle réforme de l’État après l’épreuve du Covid ?
Montebourg - Guaino
Un article long mais très intéressant et d'un haut niveau. Excellente analyse.
Par Alexandre Devecchio et Paul Segy
GRAND ENTRETIEN - Le «socialiste défroqué» et l’éternel gaulliste, auteurs de deux récents essais remarqués*, ont accepté de débattre des moyens de rassembler un pays fracturé.
——
Henri Guaino et Arnaud Montebourg, vous occupez deux bords opposés de l’échiquier politique et pourtant vous partagez de nombreuses idées: qu’attendez-vous de cette rencontre?
Arnaud MONTEBOURG. - Face à un gaulliste sincère (il en reste, et ils ne sont pas seulement des héritiers, mais aussi des visionnaires), j’espère chercher par la voie de la raison les moyens de la réunification du pays. Nous avons besoin, pour sortir de l’affaissement dans lequel nous nous trouvons, d’unir nos forces et nos intelligences et de maîtriser nos passions. Ce qu’il faut à la France, c’est un De Gaulle collectif! Comme Henri Guaino a lu, écrit et réfléchi sur le gaullisme, c’est intéressant de confronter nos visions. Je suis pour ma part un socialiste défroqué - seul, mais libre.
À LIRE AUSSI :Arnaud Montebourg se prépare à un éventuel retour
Henri GUAINO. - Qu’Arnaud Montebourg et moi, enracinés dans deux familles politiques qui, dans l’histoire, se sont souvent opposées et ayant été, l’un et l’autre, confrontés à l’expérience du pouvoir, puissent se retrouver sur la conviction commune que la France doit à tout prix garder la maîtrise de son destin, face à tout ce qui, à l’extérieur, menace de l’asservir, et à l’intérieur menace de la disloquer, est une pierre jetée dans le jardin de tous ceux qui restent enfermés dans les éléments de langage et les jeux de rôles politiciens quand la situation du pays réclame qu’on en sorte. Ce que dit notre rencontre, c’est la nécessité de retrouver un peu de l’esprit qui avait animé le Conseil national de la Résistance quand il s’était agi de reconstruire la France.
Nous vivons une crise sanitaire qui a révélé des faiblesses dans notre système de santé et plus largement dans notre administration: assistons-nous à la faillite de l’État?
Arnaud MONTEBOURG. - L’État centralisé a montré son arrogance et son incompétence. Il a commis des fautes qu’il a cherché à dissimuler: d’abord la pénurie de masques, ensuite un système d’achats publics orienté vers la recherche du plus bas coût, ce qui nous a rendus dépendants de systèmes industriels étrangers, puis l’incapacité à établir une confiance suffisante dans la parole publique, qui aurait permis d’éviter le confinement en adoptant des systèmes de traçage en lesquels nous ne pouvions mettre du coup aucune confiance. Les pays, qui ont su dépister et isoler les malades, tout en se prémunissant contre le risque d’intrusion de l’État dans la vie privée, ont épargné à leurs entreprises l’arrêt des activités que nous avons subi en France: c’est le cas par exemple en Corée du Sud, à Taïwan, et même chez certains de nos voisins européens, qui ont trouvé les ressources civiques nécessaires.
Enfin, le pouvoir politique n’a pas su maintenir la confiance dans la parole scientifique, créant par là une fracture dans la compréhension de la pandémie et sur la crédibilité des remèdes. La multiplication de ces défaillances a été aggravée par l’incapacité de l’État à agir sur le terrain malgré sa présence, en raison de la multiplication des instances décisionnelles: les préfets ont été dépossédés de leur capacité d’action par les agences régionales de santé. Cela traduit la prise de pouvoir, dans notre pays, d’une bureaucratie irresponsable, qui entend enrégimenter la société sans jamais s’appuyer sur elle. On a par exemple interdit aux médecins de terrain d’utiliser certains médicaments qui sont utilisés partout dans le monde. Tout ceci n’a fait qu’accroître la défiance.
Henri GuainoCe que nous payons au prix fort, ce sont les dégâts causés par une idéologie néolibérale qui depuis quarante ans ne regarde toute dépense publique que comme un coût à réduire à tout prix
Henri GUAINO. - Je partage ce diagnostic sur la gestion catastrophique de la crise sanitaire. Mais il ne faut pas en imputer la responsabilité au modèle français de l’État central, qu’on l’appelle jacobin, napoléonien ou gaullien qui est consubstantiel à notre idée de la nation. Ce que nous payons au prix fort, ce sont les dégâts causés par une idéologie néolibérale qui depuis quarante ans ne regarde toute dépense publique que comme un coût à réduire à tout prix. Au-delà de l’emblématique suppression du stock de masques motivée par le seul souci de faire des économies là où il ne fallait pas en faire, je pense qu’avec le recul le bilan de cette crise révélera l’ampleur des conséquences désastreuses de la désorganisation de notre système de santé engendrée par cette incompréhension de ce que doit être l’État et de son rôle. Je ne citerais qu’un seul exemple, celui de la logistique qui est au cœur de la gestion d’une crise comme celle que nous traversons. Dans ce domaine, nous avons tout raté: masques, tests, équipements de réanimation, coordination entre le public et le privé, avec les médecins libéraux. On a transporté des malades en TGV à l’autre bout de la France alors qu’il y avait des lits de réanimation vides dans les cliniques tout à côté.
À LIRE AUSSI :Covid-19: les cliniques privées sont-elles plus mobilisées qu’au printemps?
Pourtant, en 2007, avait été créé un établissement public dédié à ce métier spécifique de préparation et de réponse aux urgences sanitaires, l’EPRUS. Mais se préparer à gérer des crises sanitaires qui ne se produisent pas souvent, c’était trop coûteux pour ceux qui confondent l’État avec une entreprise. Peu à peu ses budgets ont été rognés et, en 2016, il a finalement été dissous dans Santé Publique France dont ce n’est ni la culture, ni le métier. Ce sont les agences régionales de santé, les ARS, qui ont rempli le vide, sauf que leur métier, c’est le rationnement budgétaire de la santé, pudiquement baptisé «rationalisation», et non la gestion de crise. Au bout du compte, cette soi-disant rationalisation aura coûté des centaines de milliards d’euros aux finances publiques et abîmé des centaines de milliers de vies.
En suspendant les libertés pour nous protéger contre la pandémie, l’État a-t-il outrepassé son rôle? Quels enseignements institutionnels devons-nous tirer de cette crise?
Henri GUAINO. - Ce qui me frappe dans cette crise, c’est que plus rien d’autre ne semble avoir d’importance, ni les autres maladies qui tuent pourtant davantage, ni la santé mentale, ni la détresse sociale ou morale, ni les libertés. Tout d’un coup, la société tout entière s’est transformée en un grand hôpital où les libertés, qui hier encore auraient paru sacrées à tout le monde, n’ont plus cours. Ce qui est le plus inquiétant, c’est la rapidité avec laquelle s’est opéré ce basculement et la vitesse à laquelle nos sociétés s’y accoutument sous l’effet de la politique de la peur à grande échelle. Depuis toujours, on n’a pas trouvé mieux pour faire obéir les peuples. On n’a pas trouvé non plus, plus délétère, plus malsain, plus dangereux aussi, car la peur peut vite devenir incontrôlable. Nul ne sait avec certitude si le gouvernement sauve des vies avec un autoritarisme sanitaire appuyé sur la peur. Mais ce qui est sûr, c’est que ni l’autorité de l’État, ni la société, ni ce qui jusque-là nous faisait aimer la vie risquent de ne pas en sortir indemnes.
Les grandes épidémies ont toujours été des facteurs de grands changements, la question aujourd’hui est de savoir dans quel sens et avec quelle ampleur, et si nous pourrons encore respirer dans le monde qui va sortir de ce que nous sommes en train de faire. Du point de vue des libertés, en tout cas, on ne peut que s’inquiéter de ce que révèle le projet de loi sur la pérennisation de l’état d’urgence sanitaire. Un autre sujet de préoccupation qui devrait être pris très au sérieux tant cette crise révèle ses effets délétères est celui lié à la montée du risque pénal pour les élus et les fonctionnaires que chacun d’entre eux doit gérer individuellement en cherchant à se protéger par avance de l’accusation de ne pas en avoir fait assez, ce qui n’est pas sans rapport avec le délire bureaucratique auquel nous assistons. Un moyen de se protéger est de se défausser sur les autres. Le gouvernement s’est défaussé tour à tour sur la science avec le Conseil scientifique, sur le Parlement, sur les élus locaux, sur les préfets…
Il me semble que, dans des circonstances si menaçantes pour la nation qu’aux yeux des pouvoirs publics elles paraissent nécessiter d’assigner à résidence toute la population ce qui est sans précédent dans l’histoire, le président de la République aurait mieux assumé ses responsabilités et déchargé les autres acteurs de leur risque pénal en recourant à l’article 16 de la Constitution plutôt que de faire voter par le Parlement une loi de pleins pouvoirs donnant au gouvernement le droit de régenter dans le détail la vie de chaque citoyen.
Arnaud MontebourgOn a fait l’Europe sur la base d’un référendum qui a été piétiné. On a décidé de la mondialisation dans le dos des peuples, par des commissions parlementaires confidentielles
Arnaud MONTEBOURG. - Je suis un adversaire de l’article 16 car je suis un défenseur de la séparation des pouvoirs. Celle-ci reste selon moi la structuration fondamentale de la démocratie, et la garantie d’échapper à l’arbitraire. C’est une des grandes conquêtes de la démocratie parlementaire et des révolutions qui ont fait l’histoire politique moderne: elle est un instrument de notre liberté. Et la responsabilité est notre problème fondamental aujourd’hui. On a fait l’Europe sur la base d’un référendum qui a été piétiné. On a décidé de la mondialisation dans le dos des peuples, par des commissions parlementaires confidentielles. Pour assurer notre vitalité, il faut revenir aux sources de notre contrat politique, assurer la responsabilité de nos dirigeants et permettre une meilleure représentation de notre société. Je ne suis pas opposé par exemple à ce que les conseillers du CESE deviennent sénateurs, pour faire entrer les corps intermédiaires dans la représentation parlementaire, et je suis même favorable au tirage au sort d’une partie des sénateurs. Les référendums d’initiative citoyenne doivent pouvoir se tenir ; c’était une revendication des gilets jaunes, dont on n’a pas assez lu les cahiers de doléances - c’était pourtant passionnant. La question démocratique doit être prise au sérieux. Je ne suis pas contre le fait que nous nous donnions des chefs, mais ils ne doivent pas jouir d’une immunité excessive qui les empêche de rendre compte de leurs actes, d’écouter la société et prendre en compte ses aspirations.
Henri GUAINO. - Sauf que la séparation des pouvoirs est de plus en plus battue en brèche par les immixtions croissantes du judiciaire dans le fonctionnement des pouvoirs exécutif et législatif. Tout le monde doit rendre compte de ses actes, mais la responsabilité politique ne doit pas être évincée par la responsabilité pénale, ce serait un dramatique retour en arrière de plusieurs siècles. Le fait que les juridictions en s’appuyant sur la hiérarchie des normes juridiques pour écarter de plus en plus souvent la loi votée par la Parlement est une autre entorse à la séparation des pouvoirs puisqu’elle fait, en pratique, des juges qui n’ont de comptes à rendre à personne, de plus en plus souvent les législateurs à la place du Parlement. Le gouvernement des juges, ce n’est pas la démocratie. Si l’on veut prendre au sérieux la question démocratique, il est plus que temps de rouvrir un débat sur la place de la loi nationale dans notre ordre juridique, sinon, les élections finiront par ne plus servir à rien. Après tout, jusqu’au milieu des années 70 pour les juridictions judiciaires et jusqu’à la fin des années 80 pour les juridictions administratives, les traités ne l’emportaient sur la loi que lorsqu’ils étaient ratifiés par le parlement après la loi: c’était la dernière intention du législateur qui primait. Cela n’a ni isolé la France, ni empêché l’Europe de se construire.
Quant à la Ve République, elle réserve certes au président de la République, élu au suffrage universel direct, un rôle éminent mais il ne peut gouverner que lorsqu’il dispose à l’Assemblée d’une majorité qui lui est acquise, sauf l’exception de l’article 16 mais que, politiquement, le président ne peut pas utiliser à la légère. Le quinquennat a déréglé les institutions en transformant le président en super premier ministre happé par la gestion quotidienne. Une autre cause de dysfonctionnement démocratique est dans l’insuffisant recours au référendum pour poser la question de confiance au peuple quand le président sent qu’elle se dérobe ou pour trancher de grandes questions qui divisent la nation comme l’instauration d’un service militaire obligatoire pour tous, une réforme de la justice ou la ratification de tout traité qui modifie les conditions d’exercice de la souveraineté nationale ou encore pour trancher le débat sur la place de la loi nationale dans notre droit. Après les errements dramatiques du régime d’assemblée que beaucoup semblent avoir oubliés, le général de Gaulle nous a donné la meilleure Constitution que la France a jamais eue quelque imparfaite qu’elle soit. Il me paraîtrait plus judicieux de renouer avec l’esprit originel de la Ve République plutôt que de revenir à la IVe. Le pays a besoin d’être gouverné.
Arnaud MontebourgAujourd’hui, le président de la République fait du micromanagement de ses ministres ! Ce n’est pas son rôle constitutionnel
Arnaud MONTEBOURG.- La Ve République aujourd’hui, c’est un président qui gouverne, un premier ministre qui exécute comme un malheureux directeur de cabinet, des ministres qui se contentent de communiquer des décisions qu’ils ne prennent plus, une administration surpuissante et autonome et un Parlement surpeuplé de jouets inutiles désormais surnommés Playmobil. Je regrette également l’abandon du septennat, qui permettait que le rythme parlementaire soit indépendant de l’agenda de l’exécutif. La séparation des pouvoirs permettait de faire procéder chacun d’eux d’une légitimité différente ; aujourd’hui, ils procèdent tous du président qui concentre les pouvoirs et les problèmes. Le président doit redevenir un arbitre, en laissant l’initiative au chef du gouvernement sous le contrôle sérieux et étroit d’un Parlement ne renonçant pas à ses pouvoirs. Aujourd’hui, le président de la République fait du micromanagement de ses ministres! Ce n’est pas son rôle constitutionnel. Le référendum n’est malheureusement pas accessible à l’initiative populaire: il y a eu un million de signataires contre la privatisation d’Aéroports de Paris, il en aurait fallu quatre pour que ce référendum salutaire eût lieu! D’ailleurs, au passage, heureusement que la privatisation n’a pas été faite, les épargnants auraient été ruinés… Ayons l’intelligence d’organiser un dialogue permanent avec la société civile qui loin d’être infantile, est parfaitement capable de réfléchir et comprendre pour peu que la confiance soit établie et maintenue.
Sur la question de la hiérarchie des normes, il faudra bien revenir à la raison démocratique, comme l’a fait la Cour constitutionnelle de Karlsruhe en Allemagne, qui a rappelé qu’il n’y avait pas d’autres souverainetés que nationale. Cela atténuerait les excès de l’intégration juridique européenne qui souffre de l’absence de contrôle démocratique, prisonnière d’une Cour de justice européenne qui décide des orientations politiques à la place des dirigeants issus du suffrage populaire. Cela éviterait ainsi aux Français ces montagnes de directives transposées chaque année, que personne n’a lues et leur rendent la vie chaque jour plus incompréhensible. Cela n’est nullement de nature à porter atteinte à l’idée européenne, même s’il s’agit d’une conception parfaitement nouvelle du projet européen. Nous ne saurions donc rétablir la confiance dans la puissance publique sans une refondation de la démocratie et de l’État.
Que pensez-vous du référendum que Macron entend lancer sur l’écologie?
Henri GUAINO. - Vouloir inscrire la protection de l’environnement dans la Constitution est une très mauvaise idée. Loin d’être uniquement symbolique, cette inscription ne ferait qu’accentuer la pente fatale qui conduit au dessaisissement du politique et au gouvernement des juges puisque les juridictions s’empareront de cette disposition pour décider elles-mêmes du contenu juridique à lui donner et, par conséquent, de la politique à mener dans ce domaine. Ce serait aggraver l’erreur d’avoir inséré la charte de l’environnement et le principe de précaution dans le préambule de la constitution. C’est dire que l’enjeu, ici, n‘est pas de se prononcer pour ou contre la protection de la nature mais de savoir ce que signifie encore pour nous le mot «démocratie».
À LIRE AUSSI :«Un référendum ajoutant le climat à l’article 1er de la Constitution? Inutile ou dangereux»
Vous avez tous deux exercé ou conseillé le pouvoir: qui gouverne réellement l’État?
Arnaud MONTEBOURG. - J’ai fait le récit, dans mon livre, de ce voyage incroyable au cœur de Bercy où j’étais un ministre non issu du sérail et où je me suis confronté à la pensée dominante, unifiée dans un cercle invisible et quasi invincible auquel appartiennent l’essentiel des patrons des grands groupes, des chefs de la haute administration et la quasi-totalité des dirigeants politiques. Ce qui rend la technostructure toute-puissante, c’est la prise effective de pouvoir des «3 B»: Bercy, Berlin, Bruxelles. Le projet dans lequel les Français se reconnaîtront devra remettre l’État au service de la nation, comme ce fut le cas aux grandes heures de notre histoire. Aujourd’hui, le divorce est consommé, puisque les consultations électorales régulières n’y changent rien: les Français votent, les 3 B recentrent les décisions sur leurs propres intérêts. Résultat: politiques mises en œuvre ne changent jamais. La révolte démocratique n’est donc plus très loin, elle a même commencé.
Henri GUAINO. - Je ne peux que souscrire; là aussi, à ce constat que je fais moi-même depuis longtemps: comme Arnaud Montebourg a vécu le reniement de François Hollande qui s’était fait élire sur le slogan «mon ennemi, c’est la finance!», j’ai vécu en 1995 le reniement par le gouvernement Juppé, dès le lendemain de l’élection, de la promesse de la campagne de Chirac sur réduction de la fracture sociale. Pour en finir avec l’État-nation qu’elle jugeait dépassé, l’idéologie dominante dans les élites européennes a organisé la neutralisation systématique par tous les moyens juridiques, budgétaires, monétaires, de tous les instruments des politiques publiques alors même que la montée des périls de tous ordres appelait davantage, et non pas moins, de volontarisme politique. L’inquiétante défiance qui en résulte envers la politique ne peut être, en effet, combattue qu’en reconstruisant l’État pour lui redonner les leviers qui lui permettront de mettre en œuvre ce qu’il y a une trentaine d’années déjà nous appelions avec Philippe Séguin, Charles Pasqua et Jean Pierre Chevènement, une «autre politique» qui, en tournant le dos aux politiques sacrificielles et malthusiennes, aurait été en définitive plus raisonnable que celles qui nous ont menés là où nous en sommes. Quant à la fonction publique, n’en faisons pas un bouc émissaire: quand elle est commandée, elle obéit. Bureaucratie et technocratie sont les enfants des défaillances de la politique.
Henri GuainoLa France ne vit pas au-dessus de ses moyens mais au-dessous puisqu’elle gaspille une part importante de ses capacités productive et de sa force de travail
Vous décrivez tous deux un affaiblissement de l’État, pourtant le niveau de la dépense publique n’a jamais été aussi élevé en France qu’aujourd’hui!
Henri GUAINO. - Le paradoxe n’est qu’apparent. L’explosion de la dépense publique est la conséquence des désordres qu’on a provoqués dans l’économie et dans la société quand on a mis imprudemment nos travailleurs en concurrence directe avec ceux de pays dont les niveaux de vie étaient beaucoup plus faibles et la protection sociale inexistante et quand l’Europe a choisi de se construire en effaçant les frontières nationales. L’État-providence a dû alors prendre en charge le nombre croissant des victimes de cet aveuglement. Cette charge a étouffé les finances publiques mais au lieu de réfléchir aux causes, la pensée dominante a fait le choix de répondre par des réformes sacrificielles et des politiques d’austérité qui ont encore accru les désordres dans l’économie et la société et le nombre des victimes à prendre en charge.
Le pire, c’est que dans ce cercle vicieux, l’avenir a été sacrifié sur l’autel du rationnement des dépenses d’investissement sans que ceux qui en étaient responsables prennent conscience des conséquences de plus en plus graves du retard qui s’accumulait. Je me souviens de la levée de boucliers qui a accompagné l’annonce par Sarkozy du grand emprunt pour relancer l’investissement et de la façon dont ce plan a été rétréci et dénaturé. Le résultat de ce cercle vicieux a été plus d’impôts, moins de croissance, plus de déficits, plus de chômeurs. Ce qui me fait dire que la France ne vit pas au-dessus de ses moyens mais au-dessous puisqu’elle gaspille une part importante de ses capacités productive et de sa force de travail.
Arnaud MONTEBOURG. - Le niveau de dépenses en matière de santé en France ne me semble pas excessif, il est même davantage maîtrisé que dans des pays de taille comparable. En revanche, la question est de savoir comment est-ce que l’on dépense. Dans les hôpitaux, les soignants nous expliquent qu’un tiers du personnel est payé à contrôler les deux tiers restants. Quel intérêt? La taxation à l’activité est une mesure stupide et inflationniste, qui non seulement a déshumanisé l’hôpital, mais en outre n’a pas réellement permis de maîtriser les dépenses: la T2A, ça ne fonctionne que sur les lignes d’un tableur Excel. Il va falloir affronter cette désorganisation dont parle Henri Guaino, et mettre un terme à la bureaucratisation excessive de notre système de santé. Pourquoi a-t-on été incapable d’organiser la collaboration entre le public et le privé?
Henri GUAINO. - La politique du rabot sur les dépenses publiques qui finit toujours par triompher, depuis une quarantaine d’années, n’est donc pas une solution à nos problèmes économiques et sociaux parce que s’il faut toujours réduire les gaspillages, il y a des économies qui finissent par coûter plus cher au bout du compte qu’elles ne rapportent sur le moment et nous payons cher de les avoir multipliées. De sorte que maintenant, la pression des circonstances et l’état de la société vont nous obliger à rattraper tous les retards à commencer par celui de l’investissement si nous ne voulons pas manquer l’entrée dans le nouveau cycle économique qui se dessine. Une politique d’austérité sans précédent pour éponger les coûts énormes de la crise sanitaire paraît donc socialement et économiquement inenvisageable. La question de la politique économique à venir sera donc l’un des sujets centraux du débat de la prochaine présidentielle ou bien ce rendez-vous démocratique sera encore manqué.
À LIRE AUSSI :2020, année record: 120% de dette, 65% de dépenses publiques, 46,3% de prélèvements obligatoires
C’est donc la mondialisation, davantage que la bureaucratie, qui a affaibli l’État?
Arnaud MONTEBOURG. - Pour exister et être indépendante, la France a besoin de l’outil qu’est l’État, et dont la nation est aujourd’hui privée en raison de son affaiblissement. Nous voulons être soignés avec nos médicaments, produire notre énergie, maîtriser les technologies de nos transports. C’est là l’apanage des grandes nations qui se refusent à être englouties par l’Histoire. Pour cela, il faut aussi retrouver la maîtrise de nos frontières économiques, dont Régis Debray fait l’éloge et dont Hubert Védrine s’est évertué à rappeler l’importance dans son fameux rapport sur la mondialisation au président Sarkozy. Il nous faudra réapprendre à les contrôler. Nous avons le droit de savoir ce qui passe à l’intérieur de nos frontières, d’édicter des limites, et d’établir un cadre collectif. Sans ce cadre, les individus ne sont que des esquifs flottants abandonnés à la marche aléatoire de l’univers: les citoyens du monde ne sont pas des citoyens, mais des individus sans droits. Nous avons le droit élémentaire et imprescriptible de décider des biens, des personnes et des services qui peuvent entrer et sortir de notre territoire, et d’édicter les conditions auxquelles nous acceptons leur circulation, à la suite d’un véritable débat démocratique. J’ai lu avec intérêt le livre de mon ami le préfet Didier Leschi, qui connaît mieux que personne la question de l’immigration et qui dit de manière très juste que «l’hospitalité pour tous, c’est l’hospitalité pour personne».
Faut-il pour autant avoir la faiblesse de jeter aux orties l’Europe? Non, car nous avons besoin de l’Europe. Nous avons besoin d’une puissance pour peser face aux empires qui nous prennent en tenaille. L’affaire Alstom a été une humiliation pour la France, infligée d’ailleurs par Obama. Et les Américains ont fait de même avec Siemens, avec Alcatel… Ils nous volent cet or numérique que représentent nos données personnelles et entrepreneuriales: nous sommes devenus une colonie numérique des États-Unis. Et la Chine, de son côté, est sur le point de devenir la première puissance industrielle au monde. Nous avons besoin, dans le monde conflictuel et chaotique qui s’annonce, de rester groupés et de trouver des alliés. C’est d’abord en Europe ou à ses confins qu’on les trouvera. Pourquoi l’Europe constituée en une forme nouvelle de confédération d’États Nation ne serait-elle pas, après tout un projet préférable à cette Europe intégrée qui se désintègre, qui se paralyse et nous paralyse?
Henri GUAINO.- Paradoxalement, la dérive bureaucratique actuelle est le fruit de l’idéologie néolibérale. C’est pour surveiller la dépense qu’on a alourdi la bureaucratie. C’est pour mettre toute la société en pilotage automatique sous l’égide des juges et des autorités indépendantes qu’il faut tout codifier à l’avance, donc produire des quantités astronomiques de normes dont une bureaucratie toujours plus envahissante doit contrôler l’application. C’est en cédant aux revendications de toutes les minorités agissantes qu’on produit l’inflation des droits et des textes qui les garantissent…Ce qui est en cause, c’est bien l’idéologie anti-nation et anti-État qui a engendré une mondialisation sans aucuns garde-fous, une Europe désarmée, des États faibles et des sociétés déchirées. De Gaulle voulait l’indépendance de l’Europe et la souveraineté de la nation. La souveraineté européenne qui signerait la fin des souverainetés nationales, pour résister aux empires est une fable. Dans le monde tel qu’il est, nous avons besoin que les peuples européens se coalisent pour faire front commun contre les Gafa, contre la guerre juridique américaine ou l’hégémonisme économique chinois. Mais chercher à emprisonner dans des règles de plus en plus contraignantes des peuples qui n’ont pas tous la même volonté de se défendre n’aboutit qu’à faire cette Europe sans volonté de se défendre qui nous empêche de vouloir nous défendre.
Henri GuainoLa volonté politique a renoncé au projet national, succombé à une idéologie du laisser-faire aux conséquences économiques et sociales désastreuses et qui ne cesse de reculer devant des minorités agissantes
La France n’est-elle pas également affaiblie de l’intérieur, sous l’effet d’une profonde crise d’intégration en partie liée à la question migratoire?
Arnaud MONTEBOURG. - Commençons par dire qu’il faut s’atteler méthodiquement au démantèlement de l’islamisme politique, qui voudrait imposer ses lois sur les nôtres. Kamel Daoud, grand écrivain algérien a expliqué comment les islamistes ont perverti la société algérienne, et ont provoqué une guerre civile de dix ans. Alors, quand Kamel Daoud dit qu’il ne faut jamais négocier avec les islamistes, qui s’attaquent d’abord au service public de l’éducation, je crois qu’on peut lui faire confiance.
Pour faire vivre la République, il faudra reconstituer le creuset républicain: le service national, civil ou militaire me paraît une réponse intelligente, chaque Français devant donner un peu de lui-même à la République, mais il faudra en retour soutenir et pousser chaque enfant perdu dans le système scolaire, pour que chacun trouve sérieusement sa chance. Le plan Borloo que je fais mien, honteusement enterré par Emmanuel Macron, apportait des réponses concrètes qui ne sont toujours pas là, pointait la disparition des médecins, des profs, des commerces, des commissariats dans certains quartiers ou certains territoires. Voyons les choses de manière optimiste et constructive! Pourquoi des minorités agissantes de toutes sortes détruisent le commun? Parce que la France n’a pas de projet. Pour que des urbains, des ruraux, des Français de tous horizons se réunissent et avancent ensemble, il leur faut un projet commun dans lequel se réunir. Emmanuel Macron n’a proposé aux Français qu’une stratégie (pauvre) d’adaptation à une mondialisation décriée de toutes parts. Je crois que le moment est venu de refaire projet autour de la reconstruction de notre économie et de notre société. Les élections de 2022 nous donneront l’occasion de dire quelle devrait être cette société.
Henri GUAINO. - Cette balkanisation de la société qui vire dangereusement à la dislocation reflète une crise de l’intégration économique et sociale mais plus profondément une crise de l’assimilation, mot qui a été banni du débat public pendant des décennies, alors qu’il est au cœur du projet républicain et de notre conception de la nation en appelant chacun à prendre en partage quelque chose de plus que sa propre histoire. On est là devant le problème de la volonté politique qui a renoncé au projet national, succombé à une idéologie du laisser-faire aux conséquences économiques et sociales désastreuses et ne cesse de reculer devant des minorités agissantes, celles liées à l’islamisme politique comme celles qui racialisent tous les rapports sociaux, attisent la guerre des mémoires, déboulonnent les statues et répandent les germes de nouveaux totalitarismes. Il ne faut plus rien céder. Retrouver la maîtrise de nos lois est une condition nécessaire, celle des flux migratoires en est une autre qui implique de reprendre le contrôle des frontières nationales non pour nous enfermer, mais pour recouvrer le droit de choisir dans quelle société nous voulons vivre. Il nous faut reconstruire ce que l’historien italien Guglielmo Ferrero appelait «le génie invisible de la cité» sur lequel se fonde le sentiment d’une communauté de destin. C’est plus grand qu’une loi sur le séparatisme, c’est un projet politique.
* «De Gaulle. Le nom de tout ce qui nous manque», de Henri Guaino, éd. du Rocher, 230 p., 19,90 € / «L’Engagement» d’Arnaud Montebourg, Grasset, 416 p., 22 €
Source :