Retranscription de l’intervention d’Alain Finkielkraut au sujet de l’affaire Duhamel
David Pujadas : Vous m’avez dit Alain Finkielkraut ce qui retient d’abord mon attention c’est que je suis contre un lynchage généralisé, que voulez-vous dire ?
Alain Finkielkraut : Commençons par le commencement, le père d’Albert Camus a dit un jour « un homme ça s’empêche », quand j’ai lu cette phrase dans le Premier Homme je me la suis immédiatement appropriée, j’y ai vu l’article premier de la morale. Un homme ça s’empêche, c’est la définition de ce qu’en yiddish on appelle un Mensch. Si mû par une passion inattendue ou par une pulsion irrépressible Olivier Duhamel n’a pas su, pas pu, ou pas voulu s'empêcher, il n’a pas seulement commis un acte répréhensible, ce qu’il a fait est très grave, il est inexcusable.
En même temps, j’observe que notre époque dévore goulument un M le maudit par trimestre. Et je me dis qu’au lieu de se gargariser de sa moralité supérieure elle devrait commencer à se poser des questions sur son régime alimentaire… M le maudit c’est un film génial, M le maudit c’est du lourd. Cet homme est un tueur de petite fille, il dérange car il terrorise la ville, il dérange les truands dans leur entreprise. Ceux-ci réussissent à la capturer et au terme d’un procès expéditif ils l’exécutent.
Ce qu’on peut retenir de ce film c’est deux choses, ce n’est jamais un progrès quand une société refait son unité autour d’une victime expiatoire, cette victime fut-elle coupable. D’autre part, ce qui est aussi important : quand la justice sort du prétoire, elle sort en même temps de la civilisation, voilà pourquoi je parle en effet de lynchage.
David Pujadas : Dans ce cas d’espèce, avez-vous le sentiment en l’occurrence que l’on cherche un coupable expiatoire ?
Alain Finkielkraut : On s’unit contre lui, tous les plateaux de télévision de ces derniers jours étaient des tribunaux avec une surenchère dans la condamnation, c’est à dire que c’est un rebut de l’Humanité, c’est un monstre etc… Qu’est-ce que c’est que la justice dans les prétoires ? C’est l’instruction à charge et à décharge, c’est le contradictoire, et c’est aussi les avocats. Là il n’y a pas d’avocats et il ne peut pas y avoir de contradictoire, car ni la victime ni l’accusé ne parlent. L’un des mérites du livre de Camille Kouchner c’est de le rappeler. Ce livre il ne l’a pas voulu et à chaque fois qu’on lui en parle, lui dit « arrêtez de m'embêter », « moi je veux regarder devant, c’est comme ça que je veux faire ma vie. »
David Pujadas : Pardon mais c’est aussi souvent et malheureusement un réflexe des victimes, la honte, la volonté de ne plus regarder malgré…
Finkielkraut (le coupant) : Écoutez non. C’est surtout que dans notre Cité victimaire une victime qui déroge à sa fonction christique est mal vue. On considère même que c’est une trahison, et je pense que ce n’est pas comme cela qu’il faut raisonner. Ce que fait la Justice aussi c’est qu’elle recherche le cas dans sa singularité. Et là on ne peut pas, d’abord on n’a pas les éléments, et quand on essaye de le faire… Y a-t-il eu consentement, à quel âge ça a commencé ? Y a-t-il eu une forme de réciprocité ? On vous tombe immédiatement dessus.
Pujadas : Parce que l’on parle d’un enfant de 14 ans !
Alain Finkielkraut : Et alors ? D’abord on parle d’un adolescent, ce n’est pas la même chose. Même pour spécifier le crime il faut savoir s’il y a eu consentement ou non. À chaque fois que vous voulez faire une distinction ça apparait comme une absolution. À chaque fois que vous recherchez la spécificité ou vous accuse à peu près de complicité, de crime. Or la Justice dans son exercice s’appuie sur une vertu intellectuelle que les Grecs appelaient la phronesis, l’intelligence des cas particuliers. Cette sagesse pratique est aujourd'hui complètement balayée par la furie de la pitié, ce mot c’est Michelet qui l’écrit à propos de la maladie des hommes de 1793. Cette maladie les a conduits à édifier une tribune révolutionnaire sans avocat. C’est cette furie de la pitié qui se déchaîne aujourd’hui. Il y a eu une émission très intéressante sur France Culture. Un philosophe fringant disait que ce n’était pas seulement un crime mais un crime contre l’humanité. On a inventé cette notion après Auschwitz et maintenant c’est Olivier Duhamel. Et une avocate, Marie Dosé [David Pujadas lance l’intervention de Marie Dosé sur France Culture : intervention de Marie Dosé : « en 48h tous les registres sont mêlés. Finalement, ça n’est plus une œuvre littéraire que nous lisons mais un débat de société, un sujet de société ou quelque chose qui confirme ou infirme une enquête. C’est en réalité l’imprescriptibilité qui va finir par protéger la présomption d’innocence, le secret de l’information, le secret de l’enquête, parce que finalement le lynchage est tel et l’impossibilité de se défendre d’une accusation qui de toute façon est prescrite sur le plan judiciaire, c’est finalement l’imprescribilité qui redonner un peu de présomption et d’encadrement à ce type d’accusations »].
Alain Finkielkraut : Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce raisonnement. Simplement, ce que je constate, c’est qu’un auditeur a tweeté, « j’aime pas beaucoup ce philosophe mais là bravo il a raison et Marie Dosé en taule ». C’est très intéressant car Marie Dosé s’est inquiétée aussi du phénomène #metoo. Elle a dit attention, la justice est contradictoire, ce n’est pas sur les réseaux sociaux. Mais là, justement, « avocat en taule », c’est justement la justice d’après parce que l’avocat met forcément un peu en doute la parole de la victime, ou en tout cas il l’interroge, il la questionne, il la contextualise. Cela est vécu comme une offense, comme une insulte insupportable. Mais il n’y a pas que cela...
David Pujadas : La question que je voudrais vous poser sur l’aspect judiciaire, c’est comment faire, pour la société, quand justement il y a prescription, qu’il ne peut pas y avoir de procès mais qu’il y a témoignage, témoignage a priori parce qu’il y a eu une douleur qui a été trop longtemps contenue, comment peut faire la société sans être accusée de lynchage ?
Alain Finkielkraut : Quand il y a prescription, la société doit respecter la prescription. Elle doit d’autant plus le faire aujourd’hui que la victime, je le répète, ne demande rien et que Camille Kouchner a l’honnêteté de le dire, elle le dit vraiment.
David Pujadas : Donc la société devrait passer sous silence, les témoignages existent mais elle devrait observer une réserve selon vous ...
Alain Finkielkraut : Vous dites « la société ». C’est très intéressant parce que s’il y a un tribunal, ce n’est pas un tribunal de truands comme dans M le Maudit, c’est un tribunal de compatissants. Ils ne sont pas seulement compatissants parce que vous imaginez que Le Monde n’a pas publié un article énorme avec une annonce en première page simplement par compassion. Ce sont des célébrités. Et cela sollicite en nous, à la fois notre pitié et notre voyeurisme. C’est une alliance de compassionnel et de salace. Je peux vous dire que nombre de lecteurs qui n’ont aucune indulgence pour le type de comportement reproché à Olivier Duhamel ont été étonnés d’avoir à lire cela dans une presse haut de gamme. J’ai pensé à un propos de Soljenitsyne dans un discours de Harvard qui a pris tout le monde de court. Parce qu’à Harvard, ce dissident s’en est pris à la presse. Il a dit, cette presse qui viole impudemment la vie privée des célébrités en invoquant le droit de savoir. C’est un slogan mensonger au siècle des mensonges. Parce qu’au-dessus du droit de savoir, il y a un droit bien supérieur, qui est un droit de ne pas savoir, de ne pas encombrer son âme avec des ragots ou avec un déballage d’intimité. Il faut aussi songer à cela. J’ajoute, cela c’est pour la gauche « morale », qui invente un genre de presse tout à fait étranger, le trou de serrure vertueux. Mais j’en ai autant au service de la droite, une certaine droite. Ivan Rioufol dans le Figaro, lui qui défend semaines après semaines le peuple en colère contre l’élite corrompu, « ah ben voilà, la voilà votre gauche caviar ! ». Donc là encore, on ne veut pas de la spécificité, la machine à généraliser se met en marche, en action. Voilà, c’est comme cela que se comporte les « people ».
David Pujadas : Vous m’avez dit aussi, dans cette affaire et contrairement à ce que l’on entend partout, il n’y a pas d’omerta.
Alain Finkielkraut : Je finis sur les « people », c’est très intéressant car Éric Drouet, le gilet des gilets jaunes - et Ivan Rioufol est le porte-parole du peuple en colère - a été condamné, je crois, à 5 mois de prison pour violences sur son beau-fils. Cela n’a pas fait les gros titres car ce n’est pas les « people », ce n’est pas les célébrités, ce n’est pas croustillant. Mais devrais-je dire moi que cela veut dire que tous les gens sur les ronds-points qui revendiquaient un peu de visibilité, de dignité en disant « la France ce n’est pas seulement les métropoles et les quartiers dit populaires », ce serait des violeurs et des violents ? Bien sûr que non. Ça n’a aucun sens.
Quant à l’omerta, j’ai lu très attentivement le livre de Camille Kouchner. Sa mère a été prévenue 20 ans après les faits. Ses enfants n’étaient plus des enfants, n’étaient plus des adolescents, ils avaient leurs vies faites. Elle n’a strictement rien couvert, elle a d’autant moins couvert les choses que le fils répétait sans cesse qu’il ne voulait pas porter plainte. Tous ceux qui ont été prévenus tard avaient aussi cette injonction du fils. Même Marie-France Pisier, qui semble-t-il était très fâchée contre l’attitude de sa sœur qui a voulu rester avec Olivier Duhamel et qui a dit à sa fille « je l’aurais quitté si tu me l’avais dit à temps », là elle était très malade, elle avait sombré dans l’alcoolisme après le suicide de sa propre mère, Olivier Duhamel l’aidait à vivre. Elle n’a pas voulu le quitter. Mais même Marie-France Pisier n’est pas allée à la police. C’était l’injonction de celui que Camille Kouchner appelle Victor pour le protéger dit-elle alors que j’imagine que sur internet, tout le monde peut voir son nom, son prénom, sa situation de famille et la profession qu’il exerce. Il n’y a pas d’omerta, il y a le désir exprimé par la victime. Quand on parle d’omerta, c’est parce qu’on veut en faire, non pas un cas spécifique, mais un cas symbolique et exemplaire. Souvent dans les familles incestueuses, on parle d’omerta.
Un mot sur l’inceste : il faut quand même rappeler qu’Olivier Duhamel n’est pas le père naturel de la victime. Alors peut-être est-ce un inceste...
David Pujadas : Même s’il n’est pas le père biologique, il avait une autorité paternelle sur ces enfants. Il en était le beau-père.
Alain Finkielkraut : Bien sûr mais écoutez, vous avez lu sans doute ou vu Phèdre de Racine. Phèdre est l’épouse de Thésée. Hyppolite est son beau-fils. Phèdre tombe folle amoureuse d’Hippolyte. C’est une passion qu’elle juge criminelle. Mais imaginez Phèdre amoureuse de son propre fils ! C’est tout simplement irreprésentable parce que nous avons en nous très fort le tabou de l’inceste. Je ne dis pas cela pour excuser, je dis qu’il faut savoir faire des différences, que c’est ainsi que l’on pense et que c’est ainsi que s’exerce la justice.
David Pujadas : Pour être sûr de bien comprendre, je voudrais vous montrer la réaction d’une figure de l’intelligentsia de gauche comme on dit, la philosophe Catherine Clément qui a tweeté sur le coup « Décidément je n’aime pas la délation, surtout familiale, ça me répugne. » [apparaît sur l’écran le tweet de Catherine Clément]. Est-ce que vous diriez la même chose ?
Alain Finkielkraut : Ce tweet comme on dit me révolte. Le livre de Camille Kouchner n’est pas un acte de délation. Ce n’est pas non plus, comme on l’a dit un peu souvent, un acte de courage. Le courage, c’est de défier le pouvoir et de défier l’opinion. Il est clair que ce n’est pas le cas. C’est un acte de vengeance. Je ne dis pas ça pour le délégitimer. Olivier Duhamel occupait des postes très importants, une grande visibilité médiatique, ça nourrissait sa souffrance et elle a dit « c’est pas possible ». Mais en tout cas, jamais, jamais je ne parlerai de délation. On ne peut pas s’exprimer en ses termes, d’autant plus que si l’on s’exprime en ces termes, cela veut dire vraiment qu’on appelle à l’omerta dans toutes les familles dans lesquelles il se passe des choses un peu litigieuses pour le coup. Je ne suis pas de ce camp-là du tout.
David Pujadas : Un livre de vengeance, peut-être de libération pourrait-on dire même si cela a mis des années à pouvoir se faire.
Alain Finkielkraut : Peut-être que pour elle c’est une libération. Mais d’un autre côté, et c’est aussi le sens de la prescription, il y a un moment où c’est trop tard pour juger parce des gens meurent. Evelyne Pisier n’est plus là pour témoigner de ce qu’elle a fait ou de ce qu’elle n’a pas fait. Marie-France Pisier non plus. Et quand Camille Kouchner ne dit pas qu’avant de mourir, Marie-France Pisier avait une terrible récidive de son cancer et qu’elle pensait ne pas pouvoir le subir, elle a l’air de laisser entendre qu’elle s’est suicidée aussi à cause de cette affaire. Et quand elle dit qu’Evelyne Pisier a été atteinte d’un cancer et que c’est Olivier Duhamel qui a préconisé absurdement l’opération fatale, elle a l’air non seulement de l’accuser des faits qu’il a commis mais d’être responsable de la mort des deux sœurs. C’est un peu charger la barque quand même. Cela étant, il y a quelque chose de très authentique dans l’entreprise qui a été la sienne.
David Pujadas : Il nous reste quelques minutes pour parler de Donald Trump et des réseaux sociaux. Il fallait prendre le temps, Alain Finkielkraut, parce qu’on est sur une ligne de crête, une pensée complexe qui ne se prête pas aux raccourcis.
Alain Finkielkraut : Je sais, je sais ce que l’on risque à dire cela. Un dernier mot : parce que justement, cette ligne de crête, on va dire, écoutez regardez ce type. Il défend tous les prédateurs. Il a défendu Polanski, il défend maintenant Olivier Duhamel. J’ai défendu Polanski en m’alignant sur la position de Samantha Geimer, la victime au nom de laquelle on veut sa mort définitive. C’est elle qui raisonne en ces termes, c’est elle qui dit « il a payé, c’est déplacé » et qui le félicite à chacune de ses récompenses. Pour Olivier Duhamel, je ne le défends pas. Je ne le défends pas. Ce que je dis, c’est mon allergie au lynchage. Un jour j’ai lu cette phrase du poète Bernard Delvaille, « je n’ai jamais hué personne ». Et bien cette phrase, je l’ai faite mienne. Je ne veux jamais huer personne.
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