Avec la pandémie, la démocratie en santé fragilisée – Libération
Voici déjà près d’un an, le 15 avril 2020, la Conférence nationale de santé (CNS) appelait instamment les pouvoirs publics à faire, enfin, le pari de la démocratie en santé. Le constat était alors, il est vrai, particulièrement sévère. Si, dans l’urgence, le gouvernement s’est appuyé sur des comités d’experts scientifiques pour prendre des décisions concernant la gestion de la crise sanitaire, la «société» a été oubliée.
Les instances de démocratie en santé rassemblent les différentes composantes de la société civile organisée en matière de santé dans une dynamique de dialogue et de concertation. Elles n’ont pas ou peu été impliquées. Dans les établissements sanitaires et médico-sociaux, les représentants des usagers du système de santé ont été, eux aussi, bien souvent oubliés. La Commission nationale consultative des droits de l’homme, le Conseil économique social et environnemental et la CNS, en concertation avec le Conseil scientifique, se sont mobilisés pour proposer au gouvernement la création d’un comité de liaison. Ce comité aurait eu pour vocation de mobiliser la société civile et de déployer une dynamique de participation citoyenne. Le comité de liaison aurait pu répondre aux enjeux majeurs que constituent l’adhésion de la population aux mesures de lutte contre la pandémie, la mobilisation de l’expertise sociale des organisations de la société civile au plus près des populations vulnérables, ou encore l’adaptation des mesures aux contextes locaux.
Il n’a pas été donné suite à cette proposition, même si quelques initiatives en faveur de la démocratie en santé ont été prises – comme la mise en place en janvier 2021 d’un collectif citoyen sur la vaccination. Pour tirer les leçons de cette crise afin d’accompagner et adapter les mesures de lutte contre la pandémie, trois pistes de réflexion semblent pouvoir éclairer la fragilité de la démocratie en santé.
Posture paternaliste privilégiée
On a préféré faire une lecture biomédicale de la pandémie, plutôt qu’une lecture sociale ou politique. Le simple fait d’être en vie est dès lors plus important que le riche accomplissement d’une vie. Didier Fassin parle sur ce point de la prééminence de la valeur de la vie humaine comme fait «physique et biologique» sur la valeur de la vie humaine comme fait «social et politique».
Le choix d’appliquer une grille de lecture biomédicale limite notre capacité à appréhender la pandémie du Covid-19 et la gestion de la crise dans leurs dimensions sociales, dans leurs vécus par chacun et dans leurs conséquences inégales ou injustes selon la position des personnes. Les mesures d’interdiction des visites aux personnes âgées en Ehpad en sont une illustration de cette grille de lecture.
Dans la réponse à la pandémie, c’est une posture injonctive et paternaliste de la santé publique qui a été privilégiée, aux dépens des droits des personnes et de leurs autonomies. Cette posture se concrétise souvent par des interventions qui mêlent la culpabilisation d’un public cible et la prise de mesures contraignantes.
Voici plus de vingt ans, Jonathan Mann, en référence à la pandémie mondiale de sida, soulignait le caractère indissociable des pratiques de santé publique et de l’action pour la défense des droits de la personne. La santé publique visant «par définition» le bien de la population, il peut être en effet «tentant» de restreindre la liberté d’action d’une personne en le justifiant par la recherche de son bien-être. Certains auteurs ont utilisé le terme de «paternalisme» pour caractériser ces situations.
A lire aussi
Il ne s’agit pas ici d’opposer les droits de la personne et la protection de la collectivité. Dans certaines situations, les atteintes aux droits et libertés par l’Etat peuvent, bien sûr, être justifiées à condition, toutefois, d’être adéquates, nécessaires et proportionnées. Mais, face à la multiplication des injonctions faites aux personnes quant aux bons comportements à observer conduisant à une forme de gouvernance de la vie, il paraît essentiel de plaider en faveur de démarches permettant de renforcer la capacité d’agir et l’autonomie des personnes et des collectifs.
Levier d’une solidarité renforcée
La démocratie en santé permet d’associer l’ensemble des acteurs du système de santé à l’élaboration et à la mise en œuvre de la politique de santé. Ces acteurs détiennent une expertise d’usage vis-à-vis des mesures envisagées ou mises en œuvre dans le cadre des politiques de santé. Une démocratie en santé mobilisée, aux différents niveaux territoriaux, est la garante d’une capacité d’action aux niveaux individuel et populationnel. Elle est le levier d’un «agir ensemble» et d’une solidarité renforcée. Elle est la condition indispensable de décisions efficaces, efficientes et éthiques, y compris (et peut être plus encore) en situation de crise sanitaire.
A lire aussi
Les dynamiques qui irriguent notre démocratie dans le champ de la santé sont plurielles : représentation parlementaire, élus des collectivités territoriales, société civile organisée (CNS, etc.), partenaires sociaux, participation citoyenne. Elles présentent, chacune, leur propre légitimité et plus-value. Cette pluralité peut être positive à condition toutefois que ces dynamiques ne soient pas mises en concurrence entre elles et que le recours à ces dynamiques ne soit pas facultatif. Ainsi, le dispositif du «collectif citoyen sur vaccination» doit pouvoir être articulé en complémentarité des autres dispositifs existants et non pas se substituer à ceux-ci.
Valeurs démocratiques et principes éthiques me semblent indissociables. Les trois pistes de réflexion proposées ici à la sagacité du lecteur me semblent illustrer, à leur manière, les trois dimensions de la définition de Paul Ricœur d’une visée éthique : «une vie bonne», «pour et avec autrui», «dans des institutions justes».
Source : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/avec-la-pandemie-la-democratie-en-sante-fragilisee-20210405_SNWFFN7TZNDXBHYMPR6RN6ASJ4/