L’extraterritorialité du droit américain en matière d’exportations d’armements et de biens et technologies à double usage
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EN 2013, les États-Unis signalent aux industriels français Airbus et Thales leur refus d’accorder aux deux sociétés un certificat de réexportation pour une vente de satellites aux Émirats Arabes Unis, dans lesquels se trouvaient des pièces américaines. Bloquée, la situation s’envenime et s’élève très vite au rang de dossier diplomatique. L’affaire sera finalement résolue par la visite du Président français François Hollande aux États-Unis, en février 2014. Le nœud gordien de cet épisode diplomatique n’est autre qu’une réglementation américaine, l’"International Trade Arms Regulation", plus connue sous son abréviation ITAR. Cette législation, accompagnée de l’"Export Administration Act" (EAR) et d’autres réglementations américaines, sont depuis quelques années au cœur de débats à cause d’une de leur particularité : leur extraterritorialité.
Il faut dire que le contexte international paraît plus que propice à l’apparition de ce type de législations. D’une part, les relations internationales sont marquées par une hausse intense des tensions, par une remise en cause du droit international et par la prégnance du dilemme de sécurité. Cette atmosphère profite à l’industrie de l’armement, qui voit ses chiffres d’affaires à des niveaux inégalés depuis la fin de la Guerre froide. D’autre part, cette même Guerre froide a coïncidé avec l’apparition d’un nouveau type de frictions : la guerre économique. Fin de la « mondialisation heureuse » et du « doux commerce », ces affrontements d’un genre inédit ont poussé les protagonistes à redoubler de ruse pour gagner des parts de marché. Dans cette lutte acharnée, les contrats d’armements et donc les normes qui les régissent, font figure de Poitiers, de Bouvines ou de Waterloo : ce sont des batailles décisives, et surtout impitoyables.
Face à cette adversité, le recours au droit pour amoindrir la capacité d’action de l’adversaire se fait de plus en plus fréquent. Ainsi, certaines lois américaines seront dotées d’un caractère extraterritorial. « Arme de guerre économique [1] » pour certains, « Hold-Up [2] » pour d’autres, l’extraterritorialité du droit américain est souvent critiquée. Elle peut se définir comme « L’application de lois votées aux États-Unis à des personnes physiques ou morales de pays tiers en raison de liens parfois ténus avec les États-Unis (un paiement en dollars par exemple) [3] […]. » Pour autant, il faut avoir conscience que ce n’est pas un mécanisme qui est constamment en tension avec le droit international. Par exemple, lorsque les juridictions américaines condamnent des ressortissants américains pour des faits commis à l’étranger, il y a une forme d’extraterritorialité, qui ne sera ici ni remise en cause ni étudiée. En matière de législations et d’application territoriale, « Le vrai débat porte […] sur le caractère plus ou moins substantiel des liens requis avec le territoire pour que s’exerce légitimement la compétence législative et juridictionnelle de l’État régulateur […] [4] ». C’est ce débat qu’il s’agit d’arbitrer et dont l’étude sera ici faite.
L’analyse ici proposée ne portera que sur les lois américaines régissant les exportations d’armement et de biens et technologies à double usage. Il sera donc question des législations « International Trade Arms Regulation (ITAR), Export Administration Act » (EAR) et du « Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act » (CAATSA), auquel les États-Unis ont de plus en plus recours. D’autres réglementations seront laissées pour compte, comme celle qui encadre la fourniture d’aide (militaire et économique) des États-Unis à des puissances étrangères. De même, l’ « Iran Transactions and Sanctions Regulations Act » [5], qui établit un véritable régime sui generis d’export control pour l’Iran, ne sera pas étudié par souci de concision.
Ainsi, l’analyse de ces différentes réglementations, de leurs fondements légaux et de leurs conséquences aura pour but de répondre à la question suivante : dans quelle mesure est-il possible d’affirmer que l’extraterritorialité du droit américain en matière d’ export control d’armements et de biens et technologies à double usage (BTDU) vient contester certaines règles du droit international ?
Afin de répondre à cette interrogation, il conviendra d’étudier dans un premier temps les fondements multiples de cet unilatéralisme juridique (I), avant d’analyser la soumission des exportations d’armes et BTDU au droit américain (II). Enfin, le troisième de la réflexion s’attardera sur les conflits inhérents à ces réglementations (III).
Mathias Vignon
I. La délicate appréhension d’un unilatéralisme juridique aux fondements multiples
Les États-Unis ont assez vite compris l’intérêt qu’ils avaient à rendre leurs normes applicables à l’étranger. De manière intelligente, ils ont donc multiplié les points d’entrée de ces lois (A), d’autant plus que la permissivité du droit international face à ces législations leur a permis d’œuvrer en toute sérénité (B).
A. Les assises diverses de l’extraterritorialité du droit américain
Classiquement, plusieurs critères sont à même de fonder la compétence juridique des États. Un critère territorial (pour les faits survenant sur le territoire de l’État et ayant des effets sur ce dernier), un critère personnel (portant sur les activités et intérêts de leurs nationaux) un critère réel (ayant trait aux atteintes à la sécurité nationale) et enfin la compétence universelle, « autorisant les États à appliquer leur législation à toute personne qui menace la communauté internationale [6] ». Toutefois, même dans ces critères classiques, les États-Unis se démarquent par des acceptions assez larges. Par exemple, dans le cas de la réglementation ITAR, toutes les personnes, sociétés ou « any other entity » qui font des affaires aux États-Unis sont considérées comme des U.S. Persons. L’ampleur de cette acception la rend donc applicable à de nombreuses entités ou individus.
D’autres critères de rattachement aux juridictions américaines sont particuliers. Il en va ainsi de l’utilisation du dollar dans une transaction (dans certaines conditions) ou de l’emploi du réseau SWIFT, service mondial de messagerie financière. D’autres fondements reposent sur l’utilisation d’une messagerie dont le serveur est basé aux États-Unis ou d’un logiciel américain, bien que le débat reste ouvert sur ce genre d’affaires : le juge américain estime tantôt que ces éléments sont à même de fonder sa compétence [7], tantôt l’inverse [8]. En l’absence de tous ces liens, il reste la fameuse théorie des effets, qui « permet d’attraire dans l’orbite juridictionnelle de l’Etat régulateur des actes commis à l’étranger par des personnes étrangères, dès lors que ces actes ont des effets sur le territoire de l’Etat régulateur [9]. ». Cette théorie qui est certes très efficace, suscite d’ardents débats chez les spécialistes du droit international, qui voudraient la contenir pour éviter les excès qu’elle peut engendrer.
Quant à la législation américaine propre aux matériels de guerre et BTDU, son extraterritorialité réside dans la fiction juridique suivante : la nationalité américaine serait accordée aux biens, matériels et immatériels. Ainsi, toutes les personnes étrangères qui entreront en contact ou en possession de biens ou technologies soumis à des législations spécifiques devront faire une demande de licence auprès de l’organisme concerné. De la sorte, même les usines qui visent à désassembler les armements doivent en obtenir une [10]. De plus, la réglementation ITAR peut s’appliquer, dès lors que des ingénieurs d’origine américaine ont aidé au développement du matériel de guerre ; si l’élément en cause a été conçu et / ou produit sur le territoire américain ; lorsqu’il a été réalisé à l’aide de procédés de fabrication d’origine américaine ; s’il intègre des composants produits ou conçus aux États-Unis et enfin s’il a été produit ou conçu grâce à des informations techniques contrôlées d’origine américaine [11].
De fait, Washington peut tout à fait refuser l’octroi d’une licence pour une transaction concernant un bien qui est « contaminé » par un composant américain, comme ce fût le cas pour l’exportation de Rafale en Égypte [12]. Aussi, si un État conclut des contrats d’armements avec la Russie, Washington peut mobiliser la loi CAATSA et les sanctionner lourdement. C’est l’amère expérience qu’a fait la Turquie pour avoir acheté des systèmes russes S-400, et qui s’est vu refuser toutes les demandes de licences d’exportation. Une sanction lourde de conséquences au vu des nombreux armements d’origine américaine dont la Turquie est propriétaire.
Paradoxalement, les États-Unis estiment que « Un État ne peut utiliser ses compétences pour énoncer des lois concernant une personne ou une activité ayant des liens avec un autre État, si l’exercice d’une telle compétence est déraisonnable. [13] ». Où commence et où s’arrête ladite rationalité ? La question reste en suspens. En multipliant les angles d’attaque, la stratégie juridique des États-Unis se montre très efficace, à l’inverse du droit international qui demeure permissif sur ces questions.
B. La permissivité du droit international face à des législations problématiques
Malgré différentes tentatives de régulation, le droit international demeure lacunaire face aux pratiques étatiques en matière d’extraterritorialité. En 1927, la Cour Permanente de Justice Internationale fît émerger, à travers l’Affaire du Lotus, les principes primaires liés à l’extraterritorialité des droits nationaux. Le principal apport de cette décision est qu’une loi extraterritoriale n’est pas présumée contraire au droit international. Par la suite, la Cour Suprême des États-Unis a estimé, dans son affaire Morrison [14], que « l’extraterritorialité́ ne se présume pas et ne peut résulter que d’une disposition expresse de la loi votée par le Congrès. [15] ».
Pour autant, cette « présomption de liberté de l’État [16] », qui requiert de fait un lien de rattachement à l’État régulateur, mérite d’être analysée. Prenons le cas des deux grands types de sanctions américaines. Les sanctions primaires sont applicables aux U.S. Persons, et sont possiblement extraterritoriales, si un ressortissant américain commet une infraction à l’étranger, par exemple. Toutefois, leur extraterritorialité est totalement justifiée par le critère de rattachement personnel. Quant aux sanctions secondaires, tout dépend de leur fondement. Si elles s’appuient sur la théorie des effets, comme c’est souvent le cas, il faut savoir que cette dernière est loin d’être généralement admise par le droit international [17]. En effet, la Cour de Justice de la Communauté Européenne a soumis, dans son affaire Pâtes de Bois [18], le recours à cette théorie à différents critères, parmi lesquels le fait que certains comportements ayant eu des effets sur la Communauté européenne se sont déroulés au sein de celle-ci [19] : l’on en revient donc à la fameuse antienne du critère de territorialité. Loin d’éclairer la situation, cette décision mécontentera la plupart de ses commentateurs.
Plus important encore, dans un avis rendu en 1998 vis-à-vis de la loi Helms-Burton [20], le Comité juridique interaméricain affirme que certaines conditions sont indispensables à la bonne utilisation de la théorie des effets : il faut un effet direct, substantiel et prévisible. Bien que son avis ne soit pas contraignant, l’on voit bien que l’extraterritorialité et cette théorie des effets ne font pas l’unanimité, même de l’autre côté de l’Atlantique. D’autres éléments ont été jugés comme ouvertement contraires au droit international. Par exemple, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a estimé, dans l’affaire Barcelona Tractions, que le critère du contrôle sur une société ne pouvait servir à fonder la nationalité d’une société. Dès lors, l’extension du lien de rattachement personnel en considérant comme nationales les filiales situées à l’étranger sous la tutelle des sociétés mères nationales semble irrégulière. Pourtant, beaucoup de filiales deviennent des U.S Persons à cause de cette interprétation, confirmant le fait que « le droit international reste malgré tout un projet politique ouvert aux manipulations par ses usagers selon leurs fins [21]. »
Ainsi, l’extraterritorialité du droit, qu’il soit américain ou non, reste un élément qui se démarque par sa complexité théorique, entraînant de profonds désaccords sur son application pratique.
II. La soumission des exportations d’armes et BTDU au droit américain
Les États-Unis ont fait le choix de compartimenter leurs règles de control export autour de différentes législations. Seules les deux principales, à savoir les normes ITAR et EAR, seront ici étudiées. La réglementation ITAR, ne s’applique qu’aux matériels de guerre et est la plus efficace et redoutée (A). Quant à la réglementation EAR, qui concerne les biens et technologies à double usage, elle présente diverses particularités qui le rendent délicat à appréhender (B).
A. Le règlement ITAR : une extraterritorialité stratégique à l’efficacité redoutée
Adopté en 1976, l’Arms Export Control Act réglemente à la fois les ventes militaires à l’étranger, les ventes commerciales directes d’articles militaires et les services militaires. Les ventes directes d’articles militaires sont contrôlées en vertu du règlement ITAR, administré par le Département d’État à travers le Directorate of Trade Defense Control (DDTC). L’ITAR règlemente toutes les exportations des articles de défense listés au sein de l’United States Munitions List (USML). Selon ces différentes réglementations, trois catégories d’articles existent, des plus basiques aux plus sensibles : les données techniques et articles de défense désignés au 121§1 de l’USML [22] ; les Significant Military Equipment (des articles avec des capacités militaires substantielles et restreints à l’exportation) ; et les Major Defense Equipment [23] (des SME qui dépassent certains seuils de coût). De manière générale, la réglementation ITAR s’applique à tous les éléments conventionnels « qui ont une applicabilité militaire substantielle et qui ont été conçus, développés, configurés, adaptés ou modifiés spécifiquement à des fins militaires [24] ».
Comme en France, une licence est requise pour pouvoir exporter des armements. Cette dernière s’acquiert après demande auprès du Département d’État, et son obtention est fonction de la catégorie du bien, sa destination, l’utilisateur final, sa nationalité et son utilisation. Il faudra donc fournir un « end-user statement » lors de la demande, et avoir à l’esprit qu’une exportation vers une personne étrangère est considérée comme une exportation vers l’État dont cette personne est originaire . Ainsi aucune personne possédant une nationalité soumise à un embargo américain ne doit entrer en contact avec le bien.
Autre élément prégnant de cette législation : son exhaustivité, et ce à plusieurs niveaux. D’une part dans le cadre de sa délimitation des « defense article », qui va des armes à feu aux avions en passant par les véhicules terrestres et les explosifs. D’autre part, dans la notion d’exportation, puisque l’article 120§17 de l’ITAR englobe une multitude de cas, dont l’expédition ou la transmission effective hors des États-Unis mais aussi la divulgation ou le transfert de données techniques à une personne étrangère (le « deemed export »). Une licence sera dont exigée pour l’ensemble de ces prestations. L’erreur dans la classification du bien relevant de la responsabilité de l’industriel, il convient de s’armer de vigilance, surtout au vu des peines encourues : jusqu’à un million de dollars et vingt années de prison [25], et 500 000 dollars au civil [26]. Autre sanction et pas des moindres, le refus d’accès au marché américain et aux pièces américaines, et / ou l’apparition sur des listes particulières de boycott. La peine peut cependant être allégée si l’on suit la procédure d’auto-dénonciation, ou voluntary disclosure.
Le point névralgique de cette législation réside dans son extraterritorialité. Elle découle de la considération selon laquelle les objets américains possèdent la « nationalité américaine ». Dès lors, une licence sera nécessaire pour une exportation ou une réexportation d’un bien d’origine américaine, peu importe où il se situe et même lorsque le bien en question est incorporé dans un ensemble plus important (doctrine du « see through ») [27]. Il faudra également se conformer à la réglementation ITAR si des ingénieurs américains ont aidé au développement de la technologie en question, si des informations contrôlées d’origine américaine sont requises [28] et bien évidemment s’il intègre des composants produits aux États-Unis ou ayant transité [29] par leur territoire et si la transaction finale s’effectue en dollars [30]. Afin de veiller à la bonne application de ces mesures, certaines catégories font l’objet d’un suivi au numéro de série particulièrement contraignant [31], dont la catégorie ITAR SME. Par conséquent, si l’industriel ne désire pas passer sous les fourches caudines de la justice américaine, son service de control export devra être particulièrement efficace.
Ainsi, en couplant une conception très extensive des différentes notions à une extraterritorialité débridée, cette réglementation s’avère particulièrement efficace. Pour autant, si elle reste la plus réputée, il ne faut pas omettre l’ « Export Administration Regulation », qui renferme son lot de contraintes.
B. La réglementation EAR : un impact plus limité malgré un large champ d’application
L’histoire de la réglementation EAR est particulière : en 1969, l’Export Administration Act est adopté, mais il « expire » en 1981. Il sera maintenu de façon plus ou moins complexe, jusqu’à l’adoption de l’ « Export Controls Act » (ECA) le 13 août 2018 [32]. De la même façon que l’ITAR met en oeuvre l’AECA, l’EAR implémente l’ECA. Ici, le responsable est le « Bureau of Industry and Security » (BIS), dépendant du « Department of Commerce ».
Le but visé est le contrôle de la circulation et surtout la non-prolifération des biens et technologies à double usage. Pour rappel, les BTDU sont les items qui peuvent avoir une utilisation à la fois commerciale et militaire ou une « application proliférante [33] ». L’EAR porte une plus grande attention à l’utilisation et à l’utilisateur final qu’à la nature du bien, car c’est là que réside le danger [34]. Cette législation s’appuie fortement sur les différents régimes de non-prolifération auxquels Washington est partie : l’Arrangement de Wassenaar, le Groupe Australie, le « Nuclear Suppliers Group », et le Régime de Contrôle de la Technologie des Missiles (aussi en annexe de l’ITAR qui s’en inspire) [35].
Le pendant EAR de l’USML est la « Commerce Control List », qui classifie les items avec un « Export Control Classification Number » (ECCN) spécifique. L’ECCN se formalise par un code composé de quatre chiffres et une lettre, en fonction de la nature du bien, du groupe de produits dont il fait partie, de la raison du contrôle et de sa base juridique. La complexité de l’EAR découle de ces classifications : les biens et technologies sont répartis en différentes catégories selon leur sensibilité (EAR 99, EAR 600, EAR 600 MDE, etc.), qui est elle-même fonction de l’ECCN de la chose concernée, de ses performances, et bien évidemment de la destination, de l’utilisation et des utilisateurs prévus. Certains items font également l’objet d’une « Strategic Trade Authorization », à savoir une dérogation de licence qui permet d’exporter ou réexporter sans licence vers 44 pays alliés des États-Unis. Les choses se compliquent via l’utilisation de clauses « catch-all », qui rendent obligatoire la demande de licence pour des BTDU.
Une licence d’exportation sera donc requise pour le bien concerné si le pays de destination ne le possède pas déjà et s’il fait l’objet d’un contrôle par un régime international. Aussi, la doctrine du « see through » qui rend l’ITAR si contraignant ne se retrouve pas dans l’EAR, qui lui préfère une analyse de « minimis ». Selon cette dernière, la proportion de composants américains ne doit pas dépasser 25% du prix de vente du système, auquel cas il faudra effectivement une licence [36]. Ce pourcentage s’abaisse à 10% si la destination est un pays soumis à embargo [37]. Une multitude d’autres exemptions existe, ce qui complique les choses.
De plus, la notion de « deemed export » et de « deemed reexport » [38] refait surface, tout comme le critère de « nationalité » du bien. En effet, les dispositions de l’EAR s’appliquent à tous les items d’origine américaine dans le giron du BIS, et ce où qu’ils soient localisés [39]. Toutefois, l’analyse « de minimis » susmentionnée ne s’applique qu’aux composants : les BTDU fabriqués grâce à des procédés ou des outils américains sont aussi sujets à cette norme, et ce sans pourcentage de base [40]. En cas d’irrespect de ces dispositions, les sanctions seront là aussi sévères (jusqu’à 20 ans de prison et 1 000 000 $ dans les affaires pénales et 250 000 $ pour les affaires administratives ; et le refus des privilèges d’exportation). L’EAR est finalement plus souple que l’ITAR, mais elle concerne beaucoup plus d’entités, qui se devront d’être particulièrement rigoureuses dans leur « compliance ».
A travers deux règlements, les États-Unis sont parvenus à couvrir tout le prisme des exportations de l’industrie de l’armement. L’ITAR et l’EAR sont très bien pensés et réalisés, notamment à travers la concordance des dispositions mises en place, le tout étant renforcé par le poids de Washington dans cette industrie. Le témoin de cette efficacité n’est autre que ses conséquences économiques et les stratégies de contournement de ces lois.
III. Des conflits inhérents à une politique juridique hégémonique en matière de contrôle des exportations d’armes et BTDU
Toute étude de réglementation américaine d’ « export control » sans détour par des exemples concrets serait lacunaire, d’autant plus que ces derniers permettent de prendre conscience des impacts des différents détails réglementaires sur la pratique (A). Ces conséquences sont tellement lourdes que la riposte s’organise, et ce de manière plurielle (B).
A. Des conséquences économiques et juridiques lourdes
Sans surprise, les effets des différentes normes américaines impactant directement ou indirectement le marché de l’exportation d’armements et BTDU sont à peu près aussi diversifiés que le sont ces réglementations.
Bien évidemment, il y a des impacts financiers lourds. En 2004, General Dynamics et General Motors sont condamnés à une amende de 20 millions de dollars pour violation de l’ITAR, suite à l’accès à des serveurs et données contenant des informations contrôlées par des personnes binationales sans licence [41]. Cette sanction fait suite à une procédure fusion-acquisition, pour lesquelles le « deemed export » peut s’avérer particulièrement délicat à gérer. Il faut aussi relever le fait que même les industriels américains sont contraints par ces normes, qu’ils ont parfois du mal à comprendre.
D’autres coûts, plus indirects, peuvent également apparaître. Il en va ainsi de la « compliance » à mettre en place, chère mais indispensable : « It’s not cheap, but it is affordable (…) In fact, if you play in the ITAR sandbox, you can’t afford not to [42]. ». Sans procédure efficace, les entreprises ne s’estiment pas concernées par la législation, ce qui peut les pénaliser. Ce fût le cas de l’entreprise américaine de cosmétiques, E.l.f., qui importait de nombreux faux cils, dont certains de Corée du Nord. De même, la dépendance au bon vouloir de l’administration peut représenter un coût plus ou moins substantiel : refus de licence, ou un retard de celle-ci et toute l’entreprise est impactée, et son image peut être ternie auprès de ses clients.
Ensuite, et c’est le point capital, les normes ITAR et EAR possèdent des implications géopolitiques et stratégiques de la plus haute importance. En effet, grâce à l’obligation d’informations constantes sur la localisation de leur bien et sur son utilisation, les États-Unis possèdent des informations stratégiques. Sur le plan économique, la brèche ouverte par une violation de l’un de ces deux règlements peut s’avérer utile pour déstabiliser un concurrent direct. C’est ce qui est soupçonné à propos de l’affaire Airbus, dans laquelle l’avionneur français a dérogé à l’ITAR et se voit de ce fait lourdement pénalisé, malgré la procédure de « volontary disclosure ». De même, si l’emploi des composants ne convient pas à Washington, comme ce fût le cas dans la vente d’avions Rafale français à l’Égypte [43], il est possible de bloquer la vente.
Enfin, les normes ITAR et EAR ont des conséquences moins évidentes, comme les sanctions à l’égard du monde de la recherche, à cause du « deemed export » ou « reexport ». Par exemple, en 2008, un professeur de l’Université du Tennessee fût reconnu coupable d’avoir exporté des informations classifiées de l’ « US Air Force » à des étrangers, notamment à ses assistants de recherche de nationalité chinoise. La sentence s’éleva à 48 mois de prison [44].
Ces normes sont donc très efficaces. A vrai dire, elles le sont même trop : face à toutes ces contraintes, différents acteurs s’organisent et imaginent des stratégies de riposte.
B. Des stratégies plurielles de riposte
Suite aux nombreuses pénalités et déconvenues subies par différents États, ces derniers ont imaginé des ripostes à ces législations.
D’une part, ceux qui ont été particulièrement affectés par la législation ITAR et sa caractéristique du « see through » ont fait voir le jour à une nouvelle façon d’envisager leurs programmes d’armements avec l’ITAR free. Désormais, ils veillent à ne plus acheter la moindre pièce américaine, ou à éviter tous les liens de rattachement possibles. Or, au vu des monopoles américains sur certains marchés, et du savoir-faire des grands industriels des États-Unis dans le domaine de l’armement, ce n’est pas chose aisée. Cela implique, pour les acteurs privés, de sensibiliser leurs sous-traitants voire de les racheter ou a minima de les soutenir financièrement dans le développement de leurs activités.
Toutefois, les acteurs publics ont également un rôle à jouer, puisque leur intervention à travers des fonds publics d’investissement peut être déterminante dans l’élaboration ou le maintien d’une technologie critique, sans avoir recours durant toute la durée de vie du produit à la législation ITAR. Ainsi, le missilier MBDA a annoncé prendre ce genre de mesures suite à sa déconvenue sur le missile SCALP, puis ce fût au tour de Thales Alenia Space et Airbus Defense & Space d’envisager cette doctrine, suite aux difficultés rencontrées lors de la vente de deux satellites aux Émirats Arabes Unis. Cela s’est matérialisé à travers le projet PROMISE lancé par la Commission Européenne, afin de réduire sa dépendance à la réglementation ITAR dans le domaine des circuits intégrés. D’autres États sont allés encore plus loin dans le renforcement de leur autonomie stratégique, comme l’Inde qui s’est interdit d’importer 101 types d’équipements militaires à travers son initiative Atmanirbhar Bharat. Finalement, le meilleur moyen de se prémunir des règlements ITAR et EAR est de réaliser les produits qui y sont soumis soi-même. Évidemment, tous les produits américains ne peuvent pas être remplacés par des produits souverains, il s’agira alors de faire des choix selon nos priorités nationales.
D’autre part, une riposte d’un autre genre s’est mise en place : celle qui consiste à avancer des arguments juridiques. Si certains États, à l’instar de la Chine, estiment qu’il serait intéressant de proclamer des législations équivalentes, d’autres affirment que cela ne ferait qu’affaiblir la puissance et le respect du droit international. Dès lors, il semble possible d’envisager la saisine de la CIJ pour qu’elle se prononce sur la légalité de l’ITAR et de l’EAR (voire d’autres législations) au regard du droit international. Cette saisine pourrait se fonder sur la violation de la coutume ou de la doctrine, puisqu’elles considèrent l’attribution de la nationalité à des biens comme contraire au droit international [45].
De plus, diverses décisions de jurisprudence vont dans le sens de cette affirmation, comme l’affaire « American President Lines v. China Mutual Trading Company » de 1952. Bien qu’aucune certitude n’existe quant à l’issue de cette possibilité, elle pourrait tout à fait être favorable aux détracteurs de ces lois, comme en atteste l’ordonnance rendue par la CIJ en faveur de l’Iran, dans le litige qui l’oppose aux États-Unis [46]. Il serait également intéressant de pousser des législations nationales à se saisir de la question de la légalité des réglementations américaines. Pour rappel, en 1982 la Commission des Communautés européennes a dénoncé l’irrégularité des pratiques extraterritoriales américaines. Les critiques dénonçaient plus particulièrement bon nombre de principes fondant encore l’extraterritorialité du droit américain : le principe de protection, la théorie des effets, et surtout le critère de nationalité des biens, rappelant qu’il n’existe « aucun principe en droit international accordant une telle nationalité [47] ».
Ainsi, s’il faut reconnaître l’efficacité des législations américaines en matière d’ « export control », il ne faut pas les concevoir comme une fatalité avec laquelle il faudrait vivre. Différentes solutions de contestations existent, encore faudrait-il oser les mobiliser. L’absence d’une critique officielle et internationale rappelle que la domination juridique américaine n’a été possible que grâce à la puissance préalable de Washington. Cette pensée est brillamment formulée par Lord Ellenborough [48] : « Can the island of Tobago pass a law to bind the rights of the whole world ? Would the world submit to such an assumed jurisdiction ? ». Cette trop faible contestation participe également à un mouvement de fond d’une autre ampleur : celui du défi posé par de plus en plus d’acteurs au droit international, moins vu comme un ensemble de règles à respecter que comme une multitude d’instruments à manipuler.
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