Harris Tweed, la terre qui habille les hommes
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Atlantique Nord, entre Bruxelles et Reykjavik. Hébrides extérieures: l’île écossaise de Lewis et Harris, à des années-lumière de l’agitation du monde. Sur la carte de l’élégance britannique, nous avons cette fois déplacé le curseur de 900 km (à vol d’oiseau), au nord du bouillonnement londonien, sur la principale île de l’archipel posé à la limite nord-ouest de l’Europe. Une seule et unique île qui porte deux noms: Lewis au nord et Harris au sud.
Des moutons, du vent. Une terre émergée au milieu de l’océan, où le gaélique est (avec l’anglais) la langue officielle. Un endroit unique où survit un métier ancestral réputé jusqu’au Japon: celui des tisseurs de Harris Tweed, une laine de prestige. Une institution. Aussi une industrie agonisante il y a moins de trente ans.
Voiture de location depuis Glasgow. L’Ecosse est un pays dans lequel il faudrait être fou pour se déplacer en avion. Des paysages à en oublier de circuler à gauche. Entre Uig (île de Skye) et notre destination: des dauphins pour escorter notre ferry.
Deux mille et quelques kilomètres carrés au milieu des eaux, 25 000 habitants disséminés entre landes et tourbières, reliefs rocailleux et côtes sauvages se partagent ce fragment du monde, autrefois celte et viking. Ils parlent une langue hors du temps héritée du picte et du vieux norrois, la langue scandinave médiévale. Quinze degrés. Fin du mois de juin. Plusieurs semaines sans pluie, ce qui est plutôt rare sous cette latitude. Mauvais pour l’herbe et les moutons, les black faces qu’on voit partout sur l’île.
«Siabost Bho Thuath». Bienvenue à «North Shawbost», sur la côte septentrionale de Lewis, où les hommes savent reproduire les paysages sur leurs vêtements. Nous sommes à Harris Tweed Hebrides, la plus grande des trois filatures de l’île. Physique rustique, voix rugueuse et accent qui pourrait à lui seul faire l’objet d’une thèse de linguistique, Ian A. Mackenzie, le maître des lieux, nous fait la visite.
Une cinquantaine d’ouvriers nettoient, teintent, cardent (démêlent) et filent la laine brute de tonte qui sera distribuée à domicile aux tisserands. Feu d’artifice de couleurs chaudes, odeurs de toisons peignées et humides, bruit assommant des machines. «Le business est excellent, dit notre hôte entre deux piles gigantesques de tweeds qui attendent d’être roulés avant de gagner les quatre coins de la planète. Le Japon est le plus important marché, l’Allemagne et l’Amérique du Nord sont de très gros consommateurs.»
Les tweeds de Harris ne souffrent pas de la crise actuelle. «Les gens reviennent vers la qualité. Ils veulent des choses belles et qui durent longtemps», poursuit notre homme en caressant machinalement une bobine géante de fil brun aux reflets orange. «Ce que nous faisons depuis toujours sur l’île.»
Depuis toujours, seuls loin de tout, les habitants des Hébrides extérieures étaient du genre dégourdis. Les pêcheurs tissaient le tweed pendant les longs mois d’hiver, pour se vêtir. Les black faces étaient d’accord de fournir leur laine. Les baies, les racines et végétaux de l’île permettaient de la teindre. C’est ensuite une patricienne, lady Dunmore, au milieu du XIXe siècle, qui convaincra les notables des comtés du nord d’adopter le tweed. Un coup de pouce pour dynamiser l’économie précaire de l’île.
Le noble tissu devient la référence des gentlemen farmer. Hydrofuge et chaud, un vêtement d’extérieur par excellence. Avec une touche de raffinement en plus, qui n’a pas échappé aux créateurs de mode. Déjà en 1956, Coco Chanel, qui avait emprunté à son amant, le duc de Westminster, ses vestes en tweed, avait fini par en faire une pièce phare de ses créations. Et près de deux cents ans après Lady Dunmore: Vivienne Westwood. C’est la styliste anglaise, entre autres, qui a remis au goût du jour le tweed, tombé en disgrâce entre-temps. Que seraient les élégants outre-Manche sans les femmes?
Le tweed aujourd’hui? Même Nike s’y est mis. Le géant de la chaussure de sport a créé sa propre collection en tweed. Dans Doctor Who , la série culte de science-fiction de la BBC, le héros porte une Harris Tweed jacket.
Un emballement qui consacre un tissu d’exception: le Harris Tweed est protégé par une loi du parlement. Il doit être fait avec 100% de pure laine vierge, teintée, filée et fabriquée dans les Hébrides Extérieures, et tissée à la main à domicile par les habitants «des îles de Lewis, Harris, Uist, Barra et leurs nombreuses dépendances». La condition sine qua non pour qu’ils soient frappés du Orb Mark (un globe surmonté d’une croix de Malte), le sceau de certification délivré par les inspecteurs maniaques de la Harris Tweed Authority: pas un seul fil cassé dans une trame n’est toléré.
«Nous n’utilisons plus la laine locale des «gueules noires», explique Ian A. Mackenzie, très disponible malgré les carnets de commandes entassés sur son bureau. Trop rêche et trop lourde. Quasiment à l’épreuve des balles. Elle sert aujourd’hui à faire des tapis.» C’est la laine des moutons cheviot, élevés dans le mainland écossais principalement, qui a pris le relais. «Nous en achetons 20 tonnes toutes les trois semaines.» A la filature, 130 couleurs servent à teinter cette fibre plus douce et plus légère. La combinaison des couleurs, dessins et motifs est quasi infinie.
Harris Tweed Hebrides produit 10 000 mètres de double width (1,50 mètre de large environ) chaque semaine. «Tout le monde en veut, commente le directeur. Nous pourrions faire encore plus à la filature. Mais nous sommes tributaires de la production des tisseurs qui nous achètent la laine avant de nous la revendre tissée. Cent vingt travaillent pour nous à la main, chez eux dans toute l’île.»
Un autre Mackenzie, Norman cette fois. L’homme vient d’accrocher 100 yards au mur de l’atelier attenant à sa maison. Du fil de laine, entre l’indigo et la flamme bleutée d’un bec à gaz, qu’il prépare avant de l’installer sur son métier. Une teinte que l’on peut apercevoir furtivement entre mille autres, dans les lochs et la mer qui nous cernent, à proximité de Carloway. Avant sa retraite, le vieil homme, dont les sourcils broussaillent comme un tweed avant le lavage, était dentiste à Glasgow. Il est né dans la maison où il nous reçoit. Il a appris à tisser adolescent, avant de quitter l’île, comme trop souvent les jeunes le font.
«En rentrant de Glasgow, j’ai acheté un métier à un voisin qui voulait s’en débarrasser, à une mauvaise période pour l’industrie, explique-t-il dans des gestes lents. C’était un hobby, c’est devenu une obsession.» L’homme tisse chaque jour une quinzaine de mètres sur un single width, l’ancêtre des double width, aujourd’hui majoritaires sur l’île, plus rapides, mais aussi plus chers. Ces deux types de métier ont pour principale différence la largeur de tissu qu’ils tissent et donc les rendements de production. Ils sont tous deux mus par les hommes (et les femmes) qui les utilisent. Un jeu de pédales assure les va-et-vient de la navette. Pas question de recourir à un moteur.
Norman est son propre patron, comme tous les tisserands de l’île. Il vend son tweed de grande qualité 15 livres le mètre à la filature, après l’avoir fait contrôler, fil par fil, par une femme du village qui le répare le cas échéant à la main. «Tout dépend de la qualité de la laine, elle casse parfois par endroits», commente Norman, qui possède deux vestes: «J’aime porter un tweed à l’église le dimanche.»
La filature se charge ensuite de laver l’étoffe tissée, aussi pour l’adoucir, la rétrécir et la renforcer. Avant de la vendre, notamment aux tailleurs de Savile Row. A Londres, Norton & Sons achète par exemple une partie de la production de Donald MacKay, une figure de l’île de Harris qui vit à Luskentyre, 90 kilomètres plus au sud.
Regard couleur mers tropicales, comme l’océan qui s’étale au pied de sa maison, arrêté par une plage de sable blanc virginal. Le tisserand, qui a appris le métier de son père et qui voit «des journalistes sans arrêt», a tissé aussi pour Nike. Il crée lui-même le design de ses tweeds. La visite de son atelier est menée tambour battant, «la BBC va arriver d’une minute à l’autre». «Le nombre de tisseurs est en augmentation car les jeunes commencent à revenir», s’enthousiasme-t-il entre deux coups de pédales sur son métier. Un single width, en raison du coût de l’investissement pour un double.
Kenny Neil MacIennan, la cinquantaine, tisse, lui, depuis douze ans sur un double width. Huit minutes pour faire un mètre, qu’il vendra 2,60 livres à la filature. «C’est un métier très difficile, dit-il dans un long soupir. Je suis soulagé que mon fils ait choisi l’industrie du pétrole. Je ne l’aurais jamais encouragé dans la voie du tissage, avant 2010. Les affaires vont beaucoup mieux aujourd’hui mais il y a quelque temps, j’aurais tout lâché si ma femme avait travaillé à l’époque.»
Dehors, dans la lande, un camaïeu de tweeds jusqu’à l’horizon. Comme si le prince Charles avait étalé tout son vestiaire par terre, recouvrant le paysage de ses vestes à chevrons. Symbiose entre le pays et le savoir-faire de ses hommes, le tweed est un tissu caméléon: «Les tweeds sont les paysages», résume sobrement Kenny Neil MacIennan.
Une raison pratique à cela: les couleurs traditionnelles utilisées pour la teinte sont végétales. Ambroisie et souci pour les oranges. Bruyère et ortie pour les verts. Lichen et gaillet pour les rouges. Racine de fougère pour les jaunes. Baies de sureau pour les violets. Iris pour les bleus… Aucune teinte brute. Uniquement des effets de couleur obtenus dans chaque fil par l’entortillement de plusieurs brins, tous différents. Les paysages sur les vêtements. Un supplément d’âme sur les épaules.
Dehors, dans la lande, un camaïeu de tweeds jusqu’à l’horizon. La Symbiose parfaite entre le pays et le savoir-faire de ses hommes
Source : https://www.letemps.ch/lifestyle/harris-tweed-terre-habille-hommes