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Front Populaire - Lettre d’amour au peuple anglais

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    Peuple anglais, le grand philosophe espagnol José Ortega y Gasset, traduit en France par Albert Camus, disait de toi que tu étais le plus vieux d’entre nous. Pas au sens où tu serais le plus âgé (laissons cet honneur au peuple grec). Mais le plus habité par ton propre passé. En témoigne cet attachement, si curieux outre-Manche, à ta monarchie. « Ce peuple circule dans tout son temps, écrivait Ortega y Gasset dans La révolte des masses ; il est le véritable seigneur de ses siècles dont il conserve l’active possession ».

    Le football n’a pas comme toi des siècles d’histoire. 150 ans, tout au plus. Mais bien assez pour te sentir indéfectiblement lié à son destin. Bien assez pour l’aimer comme on veille sur les blessures d’un père, dans la crainte et dans le tremblement et avec une pieuse sollicitude. Bien assez pour en ressentir les palpitations.

    Peuple anglais, tu t’es levé comme un pompier de Paris face à une cathédrale millénaire menacée d’inadvertance. Tu t’es levé pour ne pas laisser une partie de toi s’envoler en fumée sous le pavillon de la capitulation.

    Peuple anglais, il y a dans cette pancarte brandie par l’un des tiens, supporter de Chelsea, club leader de la fronde qui a secoué hier le monde du football : « we want our cold nights in Stoke » (Stoke, petit club du milieu de tableau de deuxième division, coincé entre les métropoles Birmingham et Liverpool), tout ce qui fonde plus qu’un championnat : une communauté. Derrière ces nuits froides de Stoke, tu veux continuer de partir en car avec tes copains, supporter les gars du coin (même quand ils viennent de loin), écumer les bars de ton voisin, cultiver un ancrage, crier, pleurer, embrasser, disjoncter... Tu veux vivre comme tu as toujours vécu. On appelle ça la fidélité.

    Il y a dans ton combat gagné contre la Super Ligue plus qu’un duel à mort opposant des supporters amoureux à des propriétaires véreux. Il y a l’âme d’un peuple armé de son histoire et de ses rites, de sa culture et de sa cohésion.

    Il y a dans ton combat l’écho des fondations qui se dressent contre l'usurpation ; le rassemblement du déjà-là, du vécu, de l'enfance contre la destruction maquillée d'innovations. Il y a un rappel, une leçon à méditer, celle qui prouve que rien n'est plus neuf, rien n'est plus vif, rien n'est plus jeune qu'une tradition vivante.

    Peuple anglais, voici maintenant cinq ans que tu donnes des leçons à toute l’Europe. Avec le Brexit, on te promettait le K.O, l’isolement, la ruine… Tu as répondu en restant debout, comme ce pilier de comptoir à qui on ne la fait pas ; comme ce vieux combattant qui en a vu d’autres. Après avoir traduit tes suffrages en actes, ton Premier ministre Boris Johnson est venu fêter la fin du confinement, pinte à la main, pendant que l’Europe bureaucratique continuait de s’enfoncer. Et te voilà ! toujours plus vivant, toujours plus riche de ce qui ne s’achète pas : la passion et le patriotisme.

    Peuple anglais, soyons honnêtes : beaucoup t’avaient sous-estimé. À commencer par les dirigeants non européens des grands clubs de ton championnat. Manque de connaissance du football certainement, et plus fondamentalement : éloignement physique, et même métaphysique, des ressorts anthropologiques les plus élémentaires : primat des liens sociaux sur les liens d'intérêt, attachement à des êtres et des choses façonnés par les lieux et le temps, sens du partage et de la communauté...

    Peuple anglais, ta victoire est politique, car ses fondements prennent à revers les illusions idéologiques les plus éculées de notre temps, comme celles confondant l’“ouverture” avec l’abolition des frontières, le “progrès” avec le triomphe de la technocratie, la démocratie avec la transformation des Parlements en chambres d’enregistrement de règlements. Non, cher Vincent Duluc (sans aucun doute un des meilleurs journalistes sportifs français, tant par la qualité de sa plume que la finesse de son analyse – que je ne me lasse jamais d’entendre ou de lire dans L’Equipe), comme vous l’écrivez ce matin dans notre non moins cher quotidien, la nation britannique n’a pas choisi de “se replier”. Ou alors il faut saluer le repli. Car c’est lui qui a sauvé le football ! Nul repli dans cet acte d’amour et d’allégeance. Nul repli lorsque les notions les plus universelles que sont la nostalgie et la fidélité, l’amour et le partage l’emportent sur la dissolution des liens dans les eaux glacées du calcul égoïste.

    Peuple anglais, pendant 20 ans, le football a poursuivi sa mue, et tu l’as malheureusement accompagnée. Tant que la financiarisation cohabitait avec la territorialisation, tu lui as ouvert tes portes, même quand elle te congédiait de tes propres stades. Chelsea est passé sous les mains d'un Russe, puis Manchester City d'un Émirati, Liverpool d'un Américain... Mais tous ces clubs, tu me diras, étaient jusqu’à dimanche soir, date de l’officialisation de la création de feu la Super Ligue, restés fidèles au championnat anglais ; avaient continué de construire leur projet sur les bases de ton plus vieux rêve : soulever la coupe aux grandes oreilles. Tu me le diras et tu auras raison. Mais combien de temps durera encore la cohabitation contre-nature entre le territoire et le flux, entre la passion pour le football et la maximisation des profits qu’il génère ?

    Peuple anglais, tu as compris que la super Ligue européenne était un immense projet de délocalisation. Un de plus pour l'Europe des usines, qui est aussi celle des kops et des chants. Tu as compris que, derrière les promesses du renouveau, la loi du marché et son cortège de déconstructions se faisaient jour ; que le marché européen était devenu trop peu rentable pour satisfaire les appétits les plus pressés ; la Ligue des champions trop ouverte pour éponger les dettes des casinos espagnols ; le football trop mondial pour demeurer prisonnier de derbys régionaux et d'affiches de bas de tableau. Tu as vu que la super Ligue européenne signait un divorce, une rupture, une cassure, traduisait la révolte du consommateur contre l’amoureux, du trader contre l’amateur, du jouisseur de produits standardisés contre le passionné, de l’évanescent contre le territoire, de la table rase contre la continuité historique. Tu as compris comme Mesut Ozil (ex-international allemand, champion du monde 2014) qu’on ne saurait répéter l’évènement, tel l’avènement d’un Barça-Liverpool ou d’un Real-Chelsea, sauf à lui ôter son essence même.

    Peuple anglais, tu n’as peut-être pas lu Albert Camus, qui écrivait : « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… » La morale, pas celle que l’on utilise pour culpabiliser ton patriotisme et ton exubérance ; celle qui apprend à devenir grand. « Un homme, ça s’empêche », retiendra toujours de son père le prix Nobel d’Alger. Un homme ne se laisse pas vaquer à ses occupations lorsque la maison brûle, n’habille pas de pragmatisme ses plus lâches renoncements, ne se laisse pas dominer par le « sens de l’histoire ». L’histoire, tu le sais toi, peuple anglais, c’est celle que les peuples écrivent au gré des tumultes.

    Peuple anglais, comme Camus, tu sais que le ballon n’arrive pas toujours où l’on pense qu’il devrait arriver. Tu sais que le football, comme la vie, est le théâtre de l’imprévisible, et qu’il faut le croquer à pleines dents, tout lui donner, ne pas tricher, jusqu’au dernier souffle, sauver et cultiver ce qui peut l’être. Temple de l’effort que tu mets à l’ouvrage, royaume du mérite qui se conjugue au coeur et aux plaisirs simples qui entourent une vie d’honnêtes hommes, le football est un mode de vie. Une vie faite de reliques et de mythes, de promesses et de souvenirs. Une vie qui ne peut que laisser de marbre homo oeconomicus ; cet homme qui ne se lèvera jamais pour la communauté tant que midi continuera de frapper à sa porte.

    Peuple anglais, tu sais qu’il faut se battre pour exister. Je t’envie ! Un peu oui. Mais moins que je t’admire. Et parce que je sais que tu n’es pas seul. Chez moi aussi, en Bretagne où j’ai grandi, en France où mon coeur s’est embelli, je sais ce qu’est le football et ce qu’il ne saurait devenir. Je sais ce que l’argent peut acheter. Et ce qu’il n’achètera jamais : le souvenir d'un enfant qui, du haut de ses 9 ans, suivait sa première saison de D1, celle qui vit le Racing club de Lens devenir pour la première et dernière fois à ce jour champion de France. Je sais tout ce que ce club, de par ses supporters, a d’anglais. Je sais grâce à lui, grâce à toi, qu’il y a deux catégories de personnes qui ne comprendront jamais rien au football. Ceux qui refusent de s’indigner à l’idée d’une coupe d'Europe fermée au RC Lens, à cette équipe supportée par des fils de mineurs propulsés, un trimestre d’automne 1998, représentants de la nation, offrant à la France sa première victoire dans le temple du football, Wembley. Ceux qui refusent de vibrer au son de la voix de Thierry Roland, en qui cristallisait, chaque fois qu’un club français nouait la culotte et relevait les bas, 40 ans d'épopées européennes, de désillusions et de grands espoirs, de ces soirées qui accrochent chaque génération au train séculaire du football.

    Peuple anglais, tu as rappelé ce qui fonde un homme, un peuple, un sport. Ce qui manque à l’Europe. Ce qui peut contrer la logique du marché. Temporairement peut-être. Mais tu l’as fait. Tu as donné ton cœur et ta voix au moment même où les amateurs de Savoie battaient, en coupe de France, l’insipide équipe professionnelle du Toulouse FC.

    Tu as ouvert la voie, rappelé qu’une communauté est plus qu’une marque, un peuple plus qu’une juxtaposition d’individus : une mémoire à sauver, des lieux à vénérer, des voisins à enlacer, des hymnes à entonner, une morale à cultiver, une vie simple et entière à donner.

    Et pour tout ça, merci !

    Fraternellement,

    Max-Erwann Gastineau


    Source : https://frontpopulaire.fr/o/Content/co491893/lettre-d-amour-au-peuple-anglais