"Déconstruire, ça peut se faire à tout âge"
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Meufcocotte n'est pas n'importe quelle institutrice. Sur son compte Instagram, elle jouit d'une certaine popularité. Un peu plus de 39.500 personnes la suivent et likent, à l'envi, ses différentes publications au ton, le plus souvent, féministe. Parfois même, comme ce mercredi 2 décembre 2020, elle "parle de [son] travail", partage ses expériences et donne quelques astuces à suivre. Dans celle-ci, elle annonce : "On me demande souvent si je parle en inclusif à mes élèves, voici comment je procède".
Ses élèves ont "quatre ou cinq ans", précise-t-elle. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas les mettre à la page. "Par défaut, la langue française prévoit que le masculin l'emporte sur le féminin, or dans ma classe, je m'efforce de toujours utiliser les deux en même temps lorsque je m'adresse à toute ma classe". Pour illustrer son propos, elle donne un exemple : "Voyons qui sont les absentes et les absents aujourd'hui". Une initiative insignifiante ? "Certes cette utilisation de la langue est très binaire, se justifie-t-elle. Mais il est à mon sens compliqué et peu pertinent de faire plus complexe à l'âge de mes élèves". Pourtant, à lire la centaine de commentaires d'enseignants, comme ils se présentent, certains vont bien plus loin, jusqu'à faire de l'écriture inclusive une matière (presque) à part entière.
Faire "avancer" les mentalités
Comme elle, Anne, qui se présente sur son compte comme "enseignante qui dénonce les discriminations à l'école", fait son "petit pas inclusif" en classe. Pour sa part, c'est en écrivant au tableau "les listes d'adjectifs à apprendre avec le point de séparation : content.e ; intelligent.e. Ça ne coûte rien, ça ne les choque pas, et je me dis qu'ils seront habitués à cette façon d'écrire quand ils la verront". Alison, maîtresse en moyenne section, explique de son côté simplement rebondir sur leurs "remarques" pour œuvrer en faveur d'une "société plus inclusive". Même si, "comme ils sont encore petits", il est "difficile de parler de non-binaire, de transgenre"…
Autre écueil, soulevé cette fois par une certaine Hellauw : il est compliqué d'employer l'écriture inclusive à l'oral en classe car "impossible à prononcer sans prendre ça pour du féminin (ex : heureux.se)". Heureusement, Sasha vient à sa rescousse : "Pour heureux-se, il y a heureuxe qui se dit heureukse". Ouf ! Un autre internaute abonde : "Quand je m'exprime au neutre, je mets le X après le mot. Par exemple, "je suis content.x". Il y a aussi des articles neutres comme Lo, ael, celleux, ellui etc".
Contactés, ces enseignants n'ont pas souhaité nous répondre. Ne s'estimant pas assez "légitimes" ou "représentatifs", pour la plupart, pour s'exprimer, quand d'autres n'ont tout simplement pas donné suite à nos sollicitations. Mais ils ne sont pas les seuls à, désormais, vouloir faire entrer l'écriture inclusive dans la tête des élèves dès le plus jeune âge. Rencontrée sur un groupe Facebook de profs, Agnès*, 32 ans, enseignante d'une classe de CE2 dans le Val d'Oise, tente elle aussi de faire "avancer les mœurs et les esprits" en distillant des petites touches "d'inclusion". "Il n'y a pas d'âge pour prendre conscience du principal défi de notre génération et des générations futures, l'égalité", nous précise-t-elle, par téléphone.
Des mots épicènes pour inclure
Agnès a un modèle, répète-t-elle à plusieurs reprises : Paulo Freire, pédagogue brésilien décédé en 1997 connu pour sa méthode d'alphabétisation des "opprimés". Elle n'applique pas vraiment ses vues, "trop complexes à ce niveau", qui sont censées pousser les enseignants à se saisir de l'expérience sociale des élèves pour les amener à la problématiser, dans le but de leur faire prendre conscience des rapports sociaux inégalitaires qui organisent la société. Simplement, elle suit cette volonté de tourner la pédagogie vers l'engagement politique, donc vers l'égalité.
"Tous les cycles sont bons pour les amener à réfléchir à certains relents conservateurs de la société, explique-t-elle. Déconstruire certains clichés, ça peut se faire à tout âge. Par exemple en disant que le rose n'est pas forcément une couleur de fille, ou en expliquant que tout le monde a le droit d'être cité dans une phrase censée s'adresser à tous. Femmes, hommes, et même les autres. Et là, c'est le moment d'expliquer qui sont les non-binaires et pourquoi ils ont le droit d'être respectés". Pour Agnès, l'apprentissage de l'inclusion s'arrête là, même si elle avoue avoir déjà touché "un ou deux mots" à ses élèves à propos des "mots épicènes" (non-genrés). "Il existe des mots nouveaux, des articles comme des pronoms, pour inclure le maximum de personnes. C'est une démarche positive, je ne vois donc aucun problème à leur dire qu'un monde nouveau s'ouvre. Ensuite à eux de voir s'ils veulent en faire partie".
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Clarissa et Juliette, 29 et 34 ans, elles aussi enseignantes - et elles aussi anonymes pour s'éviter une éventuelle visite de l'inspection, consciente que leur démarche peut "déranger" - sont du même avis. "Il n'est jamais assez tôt pour former des citoyens éclairés", scande la première, enseignante d'une classe double niveau CM1-CM2 dans les Hauts-de-Seine. "Il y a quelque chose de ludique dans cette nouvelle langue française qui se dessine", sourit la seconde, qui exerce dans une école primaire bordelaise, à l'évocation de cette écriture inclusive qu'elle amène parfois à portée de regard de ses élèves.
"Mots mutants"
Toutes les deux assument : oui, elles ont animé des ateliers, à la fin d'un cycle ou avant de voir s'ouvrir des vacances scolaires, autour de cette "langue en mutation". "Simplement pour les ouvrir à autre chose, pas pour les endoctriner", balaie Clarissa. Au tableau, cette dernière a rédigé une liste de nouveautés à examiner. De nouveaux articles définis neutres (lo, lu, au lieu de le ou la), ou inclusifs (lia, li). Ce fameux pronom : iel, fusion de il et elle. Ou quelques déterminants possessifs inclusifs venus de loin : maon ou taon, fusion de mon et ton. La seconde, elle, après avoir distribué quelques polycopiés comprenant ces "mots mutants", comme s'en est amusé un élève, a lancé un exercice collectif : transformer des phrases du quotidien avec ces nouvelles données.
"C'était très amusant, rapporte-t-elle. Dans un premier temps, il ne voyait pas l'intérêt, ils trouvaient ça ridicule, puis ça les a amusés. Ils ont fini par me demander, il y a peu, que l'on fasse à nouveau ce genre d'activités. J'ai été très heureuse de cette réaction que je traduis par une volonté de se saisir d'outils nouveaux". Avant-gardistes les enfants ? Ou simplement clients de l'ubuesque ?
Surtout, est-ce vraiment rendre service à ces jeunes enfants que de les initier à ce langage dès l'école ? Dans une tribune publiée sur le site The Conversation, trois spécialistes du domaine s'interrogent (Anne Dister, linguiste, Dominique Lafontaine, professeur en sciences de l'éducation, et Marie-Louise Moreau, professeur de sociolinguistique) et concluent : "L’adoption de ces nouvelles normes se traduit par un plus grand écart entre l’oral et l’écrit. Cela engendre aussi une complexification évidente des règles orthographiques, alors que les modifications proposées sont loin d’être stabilisées et qu’elles entrent en conflit avec les normes ordinaires". Et d'ajouter : "Si on sait qu’une proportion importante d’enfants – plusieurs recherches sont là-dessus convergentes – maîtrisent mal les accords orthographiques en genre et nombre à l’entrée dans le secondaire, on peut pressentir que les nouvelles formes seront moins libératrices que génératrices de difficultés accrues, et donc d’exclusion".
Des mots au service d'une idéologie ?
Si les enseignants interrogés se défendent en brandissant leur liberté pédagogique, Pierre Favre, vice-président du Syndicat national des écoles (SNE) s'en insurge : "La liberté, c'est celle d'utiliser tous les moyens pour transmettre des savoirs. Or, la langue est le premier des savoirs, c'est l'instrument essentiel, celui qui résume tout, c'est ce qui fait la France. La liberté pédagogique ne peut donc être celle de pouvoir intenter à la langue. C'est donc une démarche interdite et n'importe quel inspecteur au courant de telles pratiques mettrait le hola immédiatement".
S'il est convaincu qu'il faut faire de la langue "un objet de plaisir", il voit dans ces pratiques tout de même peu répandues une "déformation de la langue" au service d'une idéologie. "C'est penser que l'instrument va modeler les esprits, avance-t-il. Je sais bien l'intention qui se cache derrière cette démarche : 'Il faut créer les conditions pour que les gens n'aient pas d'autres idées que les nôtres et ça passe par le vocabulaire. En imposant les mots, nous imposons nos idées'".
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Source : https://www.marianne.net/societe/education/deconstruire-ca-peut-se-faire-a-tout-age-ces-enseignants-qui-importent-lecriture-inclusive-a-lecole