Le cancre
Auteur : Gilles CASANOVA
Pour comprendre les mécanismes profonds qui sont à l’œuvre dans l’Histoire, parfois, les arts sont une aide plus grande que les textes officiels, les proclamations, les manifestes, les textes de congrès ou les lois votées.
Et lorsque l’on essaye de suivre le cours de l’Histoire, si l’on voit assez naturellement à qui profitent les crimes qui sont commis, il est parfois plus difficile de percevoir tout à fait comment ils ont été rendus possibles.
C’est là que les documents artistiques nous montrent ce qui, en apparence, n’était pas une évidence et qui, si l’on veut bien se pencher dessus, nous révèlent des aspects que nous avions sous les yeux mais que nous n’avons pas notés, parce qu’il ne se présentaient pas sous une forme politique mais sous une forme artistique.
C’est une chanson qui ce dimanche sera l’objet de ce texte, elle n’en sera pas une illustration mais elle en sera l’élément central.
On voit, vendredi dernier, des syndicats enseignants qui veulent débaptiser un collège Alexandre Soljenitsyne, pour lui donner un nom ukrainien, dans la folie anti-Russes qui s’empare des médias, des imbéciles et des dirigeants européens, aiguillonnés par l’OTAN.
On peut légitimement se demander comment on en est arrivé là, comment on en est arrivé à un tel obscurantisme dans la tête de ces enseignants.
Mais, en vérité, on a vu ces dernières années le naufrage de l’instruction publique, avec des programmes scolaires qui progressivement ne sont plus faits pour instruire mais pour « éduquer », avec une École dans laquelle on a mis « les élèves au centre de l’École » alors que c’était le savoir et la connaissance qui y trônaient auparavant.
À qui profite le crime ?
À ceux qui veulent transformer les Nations et leurs citoyens en un magma informe de consommateurs, agis par des émotions manipulées par voie électronique – médias, réseaux sociaux – et désespérément seuls face a quelques immenses conglomérats financiers, animés par des intelligences artificielles nourries au Big Data, et chargées de remplir les coffres de quelques centaines de milliardaires qui possèdent et stérilisent dans des paradis fiscaux la majorité de la richesse sur Terre.
Est-ce que « C’était mieux avant » ?
Sur ce sujet, la réponse est sans conteste : oui.
Dans la période précédente, pendant la Guerre froide, la crainte de la coagulation entre l’ours soviétique et les mouvements ouvriers et populaires exerçait sur les puissants une grande terreur. Le propre du système soviétique étant l’abolition de la propriété privée, ils y voyait la fin de tout. La leur en tout cas. C’est ce qui les conduisait à penser qu’il fallait donner la plus grande instruction possible et fournir les moyens du plus grand esprit critique possible au plus grand nombre, de façon à ce que celui-ci se rende compte que la vie à Moscou était bien pire que la vie à Rome, Paris, Londres ou Hambourg, et ainsi limiter l’extension de l’idée communiste. Faire que celle-ci ne rende plus compte de l’espoir d’un monde meilleur pour les exploités, mais apparaisse comme la matrice d’un monde totalitaire désespérant.
Ils avaient eu quelques déconvenues à la fin des années 60 en se rendant compte que l’esprit critique ainsi distribué, s’il maintenait à distance le « rêve soviétique », conduisait aussi les jeunes à critiquer le rêve capitaliste, et l’on vit des mouvements de la jeunesse scolarisée dans l’ensemble des pays occidentaux balayer la tranquillité politique qui avait présidée à l’immédiat après-guerre.
Lorsqu’arrive la chute du Mur de Berlin, les puissants vont vendre aux politiciens chargés de répandre la bonne parole au bon public, qu’arrive l’heure de la Liberté, du triomphe de la Démocratie, de la fin du totalitarisme, de « la fin de l’Histoire » avec la fin de la violence, de la guerre et de l’oppression.
Mais ils ont bien compris que sonnait pour eux l’heure de se libérer de toutes les contraintes qu’avait fait peser sur eux la volonté d’avoir le beau rôle auprès des catégories populaires dans l’affrontement avec le totalitarisme soviétique. L’ennemi disparu, il n’y avait plus de raison de se soucier des catégories populaires, celle-ci marcheraient au pas comme elles l’avaient fait pendant tout le XIXe siècle et jusqu’en 1917…
Il n’y avait donc plus aucune raison de les instruire, plus aucune raison de leur apporter l’esprit critique, plus aucune raison de les éclairer…
Mais là se situe notre chanson. Et son intérêt pour comprendre le mouvement de l’Histoire.
Les enseignants, formés pour répandre l’esprit des Lumières, l’esprit critique, la connaissance, le savoir, ces enseignants étaient très majoritairement de gauche, très majoritairement engagés dans l’idée que le progrès social et le progrès humain étaient l’objectif de toute société, et non simplement un progrès technique et scientifique dont l’aspect moral et social aurait été oublié en route.
Comment expliquer à ces enseignants qu’il ne fallait plus instruire, qu’il ne fallait plus pousser la jeunesse à l’effort, qu’il ne fallait plus pousser la jeunesse à connaître la culture, à se l’approprier, et à en faire un outil de liberté ?
Il semblait évident que si les grands banquiers, et les politiciens qu’ils entretiennent, se mettaient à expliquer directement le projet, le corps enseignant dans sa quasi-intégralité se serait trouvé vent debout face a une telle perspective.
Il fallait donc faire un détour, et c’est là que la gauche elle-même, dans sa partie contestataire comme dans sa partie modérée, va fournir les outils et les instruments de cette contre-révolution.
L’irruption des mouvements de la jeunesse scolarisée à la fin des années 60 – autour de 1968 – a donné corps à un certain nombre de revendications qui n’étaient pas toutes portées par l’esprit des lumières. Certaines relevaient de la simple paresse, du simple refus de l’effort d’un certain nombre de jeunes petits-bourgeois qui avaient le sentiment que, de toutes façons, leur avenir était assuré par leur famille et qu’ils ne voyaient pas pourquoi il fallait en plus se fatiguer à apprendre.
Et dans le même temps, culturellement, la gauche a été saisie d’une sorte de pensée « romantique ». Identifiant le bon élève au bourgeois, ce qui n’était pas encore tout à fait le cas, et le cancre au prolétaire, ce qui n’était pas non plus encore tout à fait le cas, elle s’est mise à découvrir que la spontanéité naturelle de ces jeunes et de ces enfants n’était pas de souffrir par l’effort d’apprendre « la culture bourgeoise », mais d’exercer pleinement leur spontanéité désirante.
La gauche modérée, fit montre de modération, comme c’est son rôle. Ainsi Lionel Jospin, ministre de l’éducation, lança une grande mission de l’inspection générale contre « l’ennui à l’école ». Ce n’était qu’une mission d’étude, mais elle a conclu que si les élèves ennuyaient à l’école c’est parce que le savoir est une chose aride, et l’enfant naturellement tourné vers des choses plus ludiques, plus amusantes, plus distrayantes.
Le problème c’est que l’ennui à l’école, fait partie du processus qui construit l’effort sur soi-même et sur ses pulsions pour se cultiver, pour apprendre, pour faire l’effort d’acquérir une culture qui va en retour nous libérer.
Ce n’est pas en se déhanchant sur des airs de rock ‘n’ roll que l’on devient Ray Charles, mais en faisant effort d’apprendre le piano et de passer des heures chaque jour sur son piano, bien souvent à faire des gammes. Ensuite, mais ensuite seulement, on peut jouer et même créer du rock ‘n’ roll, voire parfois en devenir une figure !
Il fut donc conclu, à l’inverse, qu’il fallait remplacer le savoir et l’effort au cœur du système éducatif pour y installer à leur place l’Élève. L’Élève tout-puissant, qui pourrait se déplacer dans la connaissance comme le client dans son supermarché, en allant chercher ce qui lui convient le mieux. La différence c’est que lorsqu’on fait ses courses dans le supermarché, on dispose déjà de la connaissance minimale de ce qui se trouve sur les rayons, l’enfant, lui, par nature, ne dispose en rien de cette connaissance. Il va donc devoir choisir à l’aveugle ce qui lui semblera le plus chatoyant. On a vu le résultat, l’orthographe, par exemple, est aujourd’hui sinistrée, y compris dans les documents universitaires que peuvent produire des bac+8. L’histoire comme la géographie sont ignorées, la capacité des jeunes à comprendre le monde qui les entoure est ainsi gravement minorée. La capacité de les manipuler grandement augmentée.
Mais celle qui va donner le coup de grâce à l’instruction, c’est la gauche radicale, car c’est elle qui influence le plus les enseignants après 1968, et c’est elle qui va produire le discours et la pratique qui vont permettre aux puissants de se débarrasser d’une machine à instruire, d’une machine à répandre la culture – la culture bourgeoise, eh oui, il n’en est pas d’autre –, d’une machine à répandre l’esprit critique.
Plus qu’un long discours lisez le texte de cette chanson tout y est dit. Il faut regarder par la fenêtre les beautés de la nature plutôt qu’écouter le professeur. Il faut penser au sexe plutôt que penser à l’effort pour apprendre. La culture des adultes est une culture bourgeoise qui veut nous conditionner, pour faire de nous des adultes, on doit donc la refuser et garder son innocence d’enfant.
Toutes ces idées qui ont tant plu à cette gauche enseignante et pédagogiste, et qui ont conduit à la destruction de l’École, elles sont exprimées avec beaucoup de clarté mais aussi beaucoup de beauté dans cette chanson, par un chanteur de grand talent, qui revendiquait son appartenance au Parti communiste français, et qui était bien représentatif de cet esprit qui se pensait révolutionnaire, alors qu’il a servi les desseins des plus riches.
Vous noterez que la chanson mêle le refus de l’instruction – excepté lire et écrire, qui sont explicitement maintenus, seuls, comme utiles – et les événements politiques du moment, ancrant tout à fait ce refus de l’instruction à une ligne politique…
Elle a été écrite et composée par Lény Escudero et Thierry Fervant, Elle fut interprétée en 1974 par Leny Escudéro.
Voici le texte de la chanson :
« Je vis tout seul au fond d'la classe
Je dis je vis mais pas vraiment
J'ai pas d'cervelle, j'ai que d'la crasse
Faut s'faire tout p'tit, petitement
Et pendant que les purs, les vrais intelligents
Vous savez ceux qui sont toujours au premier rang
Pendant qu'ils vivent la vie des autres
La vie des bons auteurs, la vie des douze apôtres
Moi j'vis la mienne, et vive le naufrage
Moi j'vis la mienne, et vive le voyage
Un bout d'soleil tombé du ciel au creux d'ma main
Et je voyage
Un chant d'oiseau qui s'est perdu parc'que personne l'a entendu
Et je voyage
Bouche fermé, les bras croisés, les yeux levés écoutez bien têtes incultes
Le bon savoir, le vrai savoir, le seul savoir et vous serez de bon adultes
Et mon frère corbeau à l'autre bout du champs
Chante pour lui tout seul la chanson du printemps
Le professeur m'a dit que j'étais intelligent, mais pas comme il le faudrait,
C'est pas d'la bonne intelligence
Je suis ce qu'on ne doit pas faire
L'exemple à ne pas retenir
Qui rit quand il faudrait se taire
Et mon avenir, j'ai pas d'avenir
Et pendant que les autres font des sciences naturelles
Moi je pense à Margot, Margot, qui est si belle
Qui ne sait rien du tout, ni d'Iena, ni d'Arcole
Mais qui à la peau douce et douce la parole
Qui se fout du génie
Et vive le naufrage
Et qui aime la vie
Et vive le voyage
Un grand loup bleu danse dans ses yeux quand je le veux
Et je voyage
Puis il me mord au creux des reins c'était hier je m'en souviens
Et je voyage
Bouche fermé, les bras croisés, les yeux levés écoutez bien têtes incultes
Le bon savoir, le vrai savoir, le seul savoir et vous serez de bon adultes
Et mon frère corbeau à l'autre bout du champs
Chante pour lui tout seul la chanson du printemps
Apprendre à lire et à écrire, pour moi aussi c'est important
Mais après pour lire quoi, écrire quoi, ce qui les arrange les grands
Le jour de ma naissance, je suis venu dans le tumulte
Sans doute pour m'avertir que je venais dans un monde occupé par les adultes
Ca s'rait bien l'école, si au lieu de toujours parler d'hier
On nous parlait un peu d'aujourd'hui, de demain
Mais d'quoi j'me mêle moi, j'y connais rien
Pourtant j'ai l'impression que j'apprendrais mieux
Ce qui me touche un peu, ce que j'aime bien
C'est peut-être pour demain, qu'est-ce que ça s'ra chouette
Vous avez entendu, il faut qu'je parte, la cloche a sonné
Composition d'histoire, j'aurais dû réviser
Et moi j'suis là à parler, j'perd mon temps oui
Vous savez peut-être, il y a eu un coup d'Etat au Chili
On y assassine pour un non, pour un oui
Au Portugal, il y en a eu un aussi
Au petit matin, c'était la fin de la nuit
Et il paraît qu'en Espagne, on recommence à chanter dans les rues
Mais je n'suis sur de rien, j'ai seulement entendu dire
Ah, il faut qu'je parte la cloche a sonné
Ah, composition d'histoire et j'ai encore oublié
Et pourtant c'est facile, et puis c'est important
Mais.. Mais j'm'en rappelle jamais la date de la bataille de
Marignan
Mais je sais qu'c'est facile, mais j'ai encore oublié, ah merde !
Dimanche j'vais encore être collé
Mais pourtant c'est facile, et puis c'est important, la date de la bataille
De Marignan
C'est ça qu'y est important, la date de la bataille de Marignan »
Le dimanche, avec plus ou moins de succès, mais pour le plaisir de quelques aficionados, je diffuse une musique sur cette page.
Je vous propose d’écouter, aujourd’hui, Lény Éscudero qui chante « Le cancre » :
Source : https://www.facebook.com/1504611594/posts/10219963817434838/