UKRAINE : UNE GUERRE TRANSFORMATIONNELLE
Pierre Lellouche : « …Des fractures irréversibles s’ouvrent entre les différentes parties du monde qui ne se font plus confiance ! Le conflit russo-ukrainien actuel n’est pas sans rappeler le micro-événement qu'a représenté l’assassinat, le 28 juin 1914, de François-Ferdinand de Habsbourg dans une province obscure inconnue du grand public, la Bosnie. Là aussi, l'événement avait été provoqué par des haines ethniques nourries par de hasardeux partages territoriaux… Et puis, soudainement, tout s’enchaîne, la spirale de violence se déroule, et on est entraîné dans un cycle de guerres qui a duré de 1914 jusqu’à 1945, avec 70 millions de morts, le tout suivi par la partition de l’Europe 70 ans durant. En février 2014, on a observé, d’un œil distrait, le renversement du président ukrainien, qui a dégénéré en un conflit local limité, puis en une guerre larvée, laquelle a brutalement pris de l’ampleur en février 2022. Allons-nous être capables de nous arrêter là? »
*****
- Vous êtes l’une des rares personnalités européennes à mettre en question la ligne officielle de Bruxelles et de la majorité des gouvernements européens, qui consiste à offrir à l’Ukraine un soutien inconditionnel, notamment militaire, « jusqu’à sa victoire ». Pourquoi cette stratégie vous semble-t-elle erronée ?
Pierre Lellouche — Parce que je pense d’abord en termes d’intérêts nationaux français, et de sécurité des Français. Qu’on me comprenne bien : je condamne sans réserve l’agression de Poutine, comme les violations qui en résultent de tous les accords internationaux sur les frontières en Europe. Mais l’indignation morale ne saurait à elle seule tenir lieu de politique étrangère, sinon nous passerions notre temps à guerroyer contre tous les méchants. Dans cette affaire gravissime pour l’avenir de l’Europe, notre intérêt national est-il de nous laisser entraîner inexorablement vers un conflit, désormais présenté comme civilisationnel, contre notre voisin russe ? Est-il de nous aligner docilement derrière les États-Unis, qui pilotent toute cette affaire, alors qu’ils n’ont pas, eux-mêmes, défini clairement leurs buts de guerre, et qu’ils semblent les avoir délégués au régime de Kiev ?
Ou bien faut-il poser nos propres conditions afin d’éviter un effondrement économique et social dans nos pays en raison de la guerre économique et énergétique qui résulte du conflit ukrainien, et surtout afin d’éviter que l’engrenage en cours ne conduise à un embrasement généralisé ?
Je constate que ce conflit n’est plus seulement une affaire de territoire à l’Est de l’Ukraine, voire de statut de ce pays — à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Otan —, ce qu’il était à l’origine. Au fil des mois, cette guerre est devenue une guerre par procuration, non déclarée, entre d'une part les États-Unis et l’OTAN et, d'autre part, la Russie. Une guerre qui se joue certes sur le sol ukrainien et en partie, depuis peu, sur le territoire russe. Mais surtout une guerre qui met en présence pas moins de quatre puissances nucléaires majeures, dont la France.
Cette guerre est aussi, déjà, une guerre à dimension mondiale par ses répercussions économiques, énergétiques ou alimentaires.
Dans cette guerre, vécue en Occident comme une guerre d’abord morale, on peut certes continuer à invoquer à l’envi les grands principes, la démocratie contre la barbarie, le bien contre le mal, « le prix » que chacun est prié de payer pour la liberté des Ukrainiens qui, nous dit-on, conditionne la nôtre…
Mais on peut craindre aussi, comme c’est mon cas, depuis le début de cette crise, qu’à force d’additionner les erreurs de calcul, de part et d’autre, tout cela ne finisse très mal. En un véritable désastre généralisé, et, à tout le moins, en une transformation en profondeur des rapports de force internationaux, dont, au final, les Européens risquent d’être les grands perdants.
Car en Ukraine, les erreurs de calcul se sont empilées sans discontinuer depuis des mois, voire des années.
— Vous avez décrit cette guerre comme une « guerre par procuration » entre l’Occident et la Russie. L’Ukraine n’est-elle donc, selon vous, qu’un instrument dans cette confrontation des grandes puissances ? N’a-t-elle pas sa volonté propre ?
P. L. — Je ne dirais pas cela. Les Ukrainiens ont été attaqués sur leur territoire et ils essayent de se défendre. On a vu en Ukraine un vrai mouvement de solidarité nationale, une volonté de résister. En revanche, nous n’avons aucune visibilité quant au processus de prise de décision à Kiev, aussi bien sur le plan politique que sur le plan militaire. On dit que le système russe est très personnalisé et très secret, et c’est vrai. Mais le système ukrainien est tout aussi opaque. Nous ne savons pas quelles sont les intentions réelles de Zelensky, qui a beaucoup évolué depuis le début de la guerre. En mars, il évoquait la possibilité que l’Ukraine proclame sa neutralité en échange de garanties de sécurité. Il se disait prêt à discuter des statuts des républiques auto-proclamées et des territoires occupés par les Russes.
Aujourd’hui, il n’en est plus question. Pas plus qu'il n'est question de reprendre des négociations avec les Russes, alors que de telles négociations avaient eu lieu au début du conflit en Biélorussie et en Turquie. Désormais, Zelensky refuse — il a même publié un oukase à cet effet — de négocier avec la Russie tant que Poutine restera au pouvoir, ce qui est une façon de dire que le but de guerre de l’Ukraine n’est rien d’autre qu’un changement de régime à Moscou, après une défaite de l’armée russe et la libération de la totalité du territoire ukrainien, Crimée comprise.
En vérité, nous ne savons pas ce qui est déterminant dans la prise de décision par Kiev, nous ne savons pas quelles sont les forces politiques réellement à la manœuvre, derrière le président. En Occident, on ignore presque tout des réseaux concurrents tenus par des oligarques qui s’entre-déchirent ou des forces politiques souterraines qui influencent la présidence.
Pourtant, de notre côté, nous, les Occidentaux, nous fournissons des armes en quantité mais, au nom de la morale et face à des opinions publiques très remontées contre la Russie, aucun gouvernement n’ose questionner les objectifs finaux du conflit. (…)
Le problème, cependant, est que, par la dynamique même du conflit, cette guerre est bel et bien devenue un affrontement global qui va très au-delà du sort de l’Ukraine ; c’est en vérité une guerre non déclarée entre les États-Unis et la Russie, avec derrière eux, leurs alliés, européens d’un côté, chinois et iraniens de l’autre. Qui est en train de transformer durablement le système international. En ce sens, la guerre d’Ukraine est vraiment une guerre transformationnelle.
D’ici là, au flou des buts de guerre s’ajoute la logique propre de l’engrenage qui se met en place, mois après mois, sous nos yeux.
Or, cet engrenage, j’y reviens, personne à Paris ou en Europe n’a de prise sur lui. Nous nous sommes embarqués dans une sorte de suivisme aveugle, avançant dans le noir, tels les somnambules de 1914…
— Pourriez-vous préciser le fond de votre pensée lorsque vous parlez de « suivisme aveugle » ?
P. L. — Premièrement, quand on parle de « position occidentale », on parle en réalité, globalement, de celle qui est formulée par les États-Unis.
Ce sont eux qui fournissent l’essentiel de l’aide militaire et financière à l’Ukraine, eux qui pilotent le conseil de guerre qui ne dit pas son nom dit de « Rammstein », présidé par Lloyd Austin. Les Européens suivent sous l’impulsion des pays les plus proches, donc les plus hostiles à la Russie : les Baltes, les Polonais, la Finlande, la République tchèque, relayés par la commission de Bruxelles. Les velléités de résistance des « grands » Européens, France et Allemagne notamment, ont été progressivement balayées. Olaf Scholz a été très critiqué de toutes parts pour ses hésitations à livrer des armes à l’Ukraine au début du conflit, et Emmanuel Macron pour avoir passé trop de temps au téléphone avec Poutine. Tous deux ont dû faire machine arrière …
Pour autant, les intérêts stratégiques sont-ils vraiment identiques des deux côtés de l’Atlantique ? Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette guerre sert d’abord, objectivement, les intérêts américains. C’est même, pour eux, une guerre parfaite, « a perfect war », sans « body bags », sans morts. Une guerre qui leur permet de retrouver pleinement leur leadership politique en Europe, avec une Otan véritablement ressuscitée. Une guerre qui va permettre à l’industrie de l’armement américaine de livrer pour des centaines de milliards d’euros d’armements modernes aux alliés, à commencer par l’Allemagne qui vient de décider de se réarmer. Et, cerise sur le gâteau, c’est une guerre qui va remplacer le gaz russe par le gaz naturel liquéfié (GNL) américain.
… Or, la guerre du gaz — les représailles de Poutine aux sanctions économiques occidentales — va entraîner des conséquences sociales et économiques redoutables au sein de l’UE, sans parler du risque réel d’un élargissement du conflit sur le sol européen, y compris indirectement, via, par exemple, un accident nucléaire sur la centrale de Zaporojie.
Mais le paradoxe de toute cette affaire est que, si le conflit ukrainien est à l’évidence, central pour l’avenir des Européens, tel n’est pas le cas pour les États-Unis, pour qui cette crise est en définitive secondaire. L’Ukraine, par exemple, n’a joué rigoureusement aucun rôle et a été à peine mentionnée dans les récentes élections de mi-mandat, entièrement tournées vers la question de l’avortement et la politique intérieure américaine.
— Selon vous, pour les États-Unis, il n’est plus seulement question d’aider l’Ukraine, mais d'affaiblir durablement la Russie, de faire en sorte qu'elle ne fasse plus partie des grandes puissances…
P. L. — En effet, aux États-Unis, et chez certains en Europe aussi, l’idée d’affaiblir, de « balkaniser » la Russie, de la sortir du rang des grandes puissances pour qu’elle ne puisse plus jamais se lancer dans des aventures militaires est exprimée plus librement, sans toutefois être affichée ouvertement par Bruxelles, contrairement à Washington. Sans surprise, les propositions les plus radicales sont venues de Pologne ou des pays baltes. Ainsi, on a entendu Lech Walesa déclarer vouloir découper la Russie en morceaux et réduire la population de ce qu'il resterait de la Russie à cinquante millions d’habitants…
Derrière la volonté d’infliger une défaite humiliante à la Russie, il y a évidemment l’espoir que Poutine n’y survivrait pas et qu’il y aurait nécessairement un changement de régime à Moscou… On ne présente plus cette guerre comme un conflit territorial, mais comme une « guerre de la démocratie contre le totalitarisme », et Poutine comme un « criminel de guerre » et un monstre, ce qui exclut toute possibilité de dialogue avec lui. À quoi on répond, du côté russe, par une logorrhée tout aussi définitive sur la guerre contre l’Occident, émaillée de menaces irresponsables de frappes nucléaires sur les capitales occidentales.
(…)
P. L. — Comme dans bien d’autres cas, la politique européenne, dans ce dossier, a été dictée par l’émotion et la morale, et non pas par le bon sens et les intérêts bien compris des citoyens. Nous sommes partis la fleur au fusil, promettant comme Bruno Le Maire, « une guerre économique totale à la Russie ». Et nous nous retrouvons aujourd’hui à expliquer aux Français qu’ils doivent « payer le prix de la liberté ». Plus facile à dire à Washington qu’à Paris ou à Berlin…
Nous avons militarisé nos relations commerciales et financières avec la Russie au fil des sanctions américaines et de huit paquets de sanctions européens successifs, et nous nous étonnons que Poutine ait choisi de militariser ses livraisons d’hydrocarbures en Europe ! À aucun moment, les grands pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne, n’ont été capables de définir les objectifs de leur politique de sanctions. S’agissait-il de punir la Russie, et jusqu’où? Ou de se préparer éventuellement à négocier en utilisant la levée des sanctions comme une monnaie d’échange ? Faute d’accord entre les États sur leurs objectifs, nous avons laissé la Commission récupérer l’initiative et gérer la situation à sa guise.
C’est ainsi que la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, qui n’a aucune compétence en la matière, s’est auto-proclamée cheffe de guerre en Europe et est parvenue à imposer aux gouvernements son activisme bureaucratique. Guidée par l’indignation, l’UE pensait avoir le beurre et l’argent du beurre, en imposant des sanctions drastiques à la Russie tout en continuant, dans un premier temps, d’importer du pétrole et du gaz russes. Le pétrole a été ensuite placé sous embargo. Mais pas le gaz, dont la sortie n’était prévue qu’au bout de deux ans. C’était sans compter sur la réaction de Poutine pour qui le gaz est une arme de destruction massive des économies européennes. Progressivement, il a commencé à fermer les robinets et à littéralement étrangler les Européens.
…
L’autre point important est que cette escalade dans les sanctions a révélé la montée en puissance des pays du Nord-Est au détriment du noyau historique de l’UE, à savoir la France et l’Allemagne. Dans l’une de ses récentes tribunes, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a eu des mots très durs à l’égard de l’Allemagne et de la France. Et les États baltes ne sont pas en reste ; ils ont joué un rôle de premier plan dans l’adoption d’une violente ligne antirusse.
On a donc assisté à un déplacement du centre de gravité de l’UE au profit des États du Nord-Est de l’Europe, qui ne se cachent pas de faire plus confiance à Washington qu’à Paris ou à Berlin. Voilà qui aboutit à faire des Etats-Unis un membre officieux mais omniprésent de l’Union, de par leur poids et leur influence.
— On a vu fleurir des initiatives consistant à bannir tout ce qui est russe de l’environnement européen et punir l'ensemble des Russes comme « responsables collectivement de la guerre ». Que pensez-vous de cette approche ?
P. L. — En adoptant sans distinction des mesures contre les citoyens russes, les Européens les stigmatisent tous en les traitant comme des criminels ou comme des esclaves.
À mon avis, associer le peuple russe tout entier à Poutine, lui faire payer les agissements de ses dirigeants, constitue une faute à la fois morale et politique. Qu’on puisse mettre en cause les responsables, c’est une chose. Mais criminaliser tout un peuple, c’en est une autre. Vouloir interdire la culture russe, bannir ses écrivains, ses artistes, ses sportifs, interdire l’accès à des citoyens russes à notre territoire, serait adopter la même attitude que Poutine emploie envers ses opposants. Ce serait de l’intolérance totale et un pas de plus vers la « guerre des civilisations », souhaitée d’ailleurs des deux côtés par les milieux les plus extrêmes ! Il n’est pas étonnant que de telles propositions arrivent à Bruxelles par le biais des Finlandais ou des Baltes, ces derniers étant, depuis des années, pointés du doigt pour la façon dont ils traitent les minorités russes sur leurs territoires.
La montée en Europe d’une politique guidée par le revanchisme et l’intolérance, d’où qu’elle vienne, est extrêmement dangereuse. C’est elle qui est en train de creuser davantage un fossé civilisationnel, de transformer un conflit territorial en une guerre de civilisations sans fin. C’est elle qui, à force de diaboliser la nation toute entière et de laisser transparaître la volonté de balkaniser et démembrer la Russie, contribue à transformer cette guerre en une nouvelle « guerre patriotique », une guerre existentielle pour les Russes.
Nous, les Européens, nous avons déjà commis par le passé une lourde erreur, celle de ne pas avoir su aider la Russie, ni sous Gorbatchev, ni sous Eltsine. De ne pas avoir cherché à l’inclure dans l’architecture de sécurité européenne. De ne pas en avoir fait un partenaire et de l’avoir considérée comme un ennemi vaincu, désormais sans grande importance. Aider financièrement les Russes, disait Bush père à Gorbatchev, ce serait verser de l’eau dans le sable. … Je trouve que c’est un gâchis immense.
Cette guerre est en train de fabriquer un clivage qui risque d’être encore plus grave que celui de la guerre froide. À l’ouest, on a tendance à essentialiser la Russie comme historiquement coupable de tous les totalitarismes, à présenter le peuple russe comme « violent par nature », etc. Et la Russie nous renvoie le même discours de rejet total en présentant l’Europe et sa démocratie comme entièrement corrompue, dégénérée, désireuse d’imposer son hégémonie au monde entier, etc.
Ce qui était initialement un conflit sur un bout de territoire ukrainien et le statut de l’Ukraine s’est transformé en une guerre de civilisations, des deux côtés. Or cette évolution est extrêmement préoccupante, notamment en raison des conséquences géopolitiques que cela entraîne pour nous, les Européens.
— Précisément, quelles seront, selon vous, les conséquences géopolitiques de cette « guerre civilisationnelle » entre la Russie et l’Occident ?
P. L. — À mes yeux, la rupture radicale avec la Russie qui est en train de s’installer, peut-être définitivement, ou en tout cas pour de longues années, bousculera totalement le rapport de forces sur le continent eurasiatique. Et cela, au détriment des Européens. Comment ne pas voir qu’est en train d’émerger un mastodonte sino-russe qui va dominer tout le « Heartland » eurasiatique. Le « Heartland » qui s'étend de la Volga au Yangtze et de l'Himalaya à l'Arctique est le territoire le plus fertile et le plus important, stratégiquement, du monde. Celui qui contrôle le « Heartland », disait Mackinder, tient le monde.
En nous engageant, des deux côtés d’ailleurs, dans une rupture civilisationnelle, nous fabriquons collectivement non seulement un nouveau rideau de fer, mais, derrière lui, une alliance solide entre la Russie et la Chine sur le continent eurasiatique. Une alliance qui rendra la position des Européens plus vulnérable. Il sera très difficile de contrebalancer la puissante alliance de l’industrie chinoise et des matières premières russes. Dans un tel système géopolitique, le risque est que le continent tout entier, y compris la péninsule européenne à son extrémité ouest, soit à terme dominé par l’alliance russo-chinoise.
Quant aux États-Unis, ceux-ci vont redevenir, à terme, une puissance essentiellement maritime, préoccupée surtout par ses problèmes intérieurs et les profondes divisions apparues dans son fonctionnement démocratique. C’est l’Amérique de « l’America First », totalement obsédée par sa situation interne, voire isolationniste. À l’inverse, l’Europe, elle, dépendra encore plus des États-Unis pour ce qui est de sa survie et sa sécurité, au moment où précisément elle comptera moins dans la stratégie américaine. Dans un tel système, l’Amérique du Nord, « outlying island », pourra bien sûr survivre sans trop de problèmes grâce à son écosystème interne de création de richesses et d’innovation, à son marché intérieur, à ses universités qui sont les meilleures du monde, à ses avantages technologiques, à son dynamisme social… Tout cela va lui permettre de prospérer et de rester une puissance importante. En revanche, je crains que nous, les Européens, déjà affaiblis par la désindustrialisation, la perte de compétitivité dans les nouvelles technologies, le vieillissement de notre population, et par une immigration de plus en plus considérable venant du Sud, nous risquions d’être les dindons de la farce de ce basculement géopolitique.
— Mais pour de nombreux hommes politiques et personnalités publiques d’Europe, il est impossible, dans les circonstances actuelles, de ne pas rompre de manière décisive avec la Russie car le droit international a été violé...
P. L. — On peut comprendre que, devant le spectacle des atrocités commises, l’opinion publique demande que l’on punisse les responsables, qu’on les fasse passer devant les juges. La guerre, c’est rarement beau, et comme je l’ai déjà dit, des exactions ont manifestement eu lieu. L’idée de sanctionner les dirigeants qui lancent les guerres est noble, et les vainqueurs de 1945 l’ont mise en œuvre à Nuremberg… Mais, dans les années récentes, les chefs d’État qui ont été traînés devant la Cour de La Haye, ce sont des « petits » : des chefs de factions yougoslaves, quelques petits chefs d’État africains… Jamais on n’a vu un leader d’une puissance nucléaire devant la CPI !
D’autre part, je vous rappelle également qu’un certain nombre de pays importants, les États-Unis en tête, ne participent même pas à ce système car ils n’ont pas ratifié la Convention de Rome sur la Cour pénale internationale.
Tous ceux qui proposent de traîner Poutine devant la justice internationale devraient se rappeler qu’on n’a jamais sérieusement envisagé d’y amener George W. Bush ou les autres responsables de la guerre illégale en Irak et des atrocités commises dans ce pays. D’ailleurs, tous les accords de stationnement des militaires américains sur des territoires étrangers prévoient des clauses qui permettent aux soldats américains d’échapper à la justice locale et internationale. Ce n’est donc pas la première ni sans doute la dernière fois que le droit international a été violé.
Selon un adage connu, la guerre, ce sont des gens qui s’entretuent et qui ne se connaissent pas, dirigés par des gens qui se connaissent mais qui ne s’entretuent pas. Et ces gens qui se connaissent et qui ne s’entretuent pas ne se traînent pas non plus les uns les autres devant les tribunaux, sauf en cas de capitulation et de défaite militaire. Le jour où l’on verra les chars occidentaux à Moscou, ce sera une autre histoire mais, en dehors de ce scénario peu probable, toutes les conversations sur Poutine à La Haye relèvent de la gesticulation politico-médiatique habituelle et, souvent, de l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques.
— Il sera d’autant plus difficile de réaliser ce scénario que, en dehors du camp occidental et de quelques-uns de ses alliés, la Russie n’est pas vue comme un État-paria ou un ennemi. Beaucoup d’États d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique continuent à coopérer avec la Russie. Pourquoi, selon vous, l’Occident n’a-t-il pas su rallier la plupart des pays à sa cause ?
P. L. — Effectivement, la position occidentale dans cette affaire est minoritaire à l’échelle de la planète. Un grand nombre de pays ne sont pas du tout convaincus par la logorrhée auto-satisfaite des Occidentaux sur un prétendu système international qui serait basé sur les règles du droit. Ces pays ont parfaitement compris que les Occidentaux s’assoient sur les règles de droit lorsque cela les arrange. Quand les États-Unis décident d’envahir tel ou tel pays, comme ils le font depuis quelques décennies, le monde se couche. Quand ils appliquent le droit extraterritorial qui protège leurs intérêts au détriment des intérêts des autres, c’est pareil. Quand ils s’arrogent des droits particuliers pour leurs soldats, on les laisse faire.
En Afrique et en Amérique latine tout particulièrement, on sait quelque chose de ces doubles standards occidentaux ; conséquemment, ce qui se passe entre la Russie et l’Ukraine n’y est pas du tout perçu de la même manière que chez nous. Et il ne s’agit pas seulement des pays jadis proches de l’URSS comme Cuba ou le Nicaragua, mais aussi de l’Argentine, du Brésil ou de nombreux autres pays africains ou arabes. (…) Le « narratif » américain sur la guerre est au mieux contesté dans toutes ces régions, voire rejeté.
*****
Extraits d’un entretien paru dans Politique Internationale, N 178, hiver 2023
Source : https://politiqueinternationale.com/revue/n178/article/ukraine-une-guerre-transformationnelle