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L’explication est simple: en 2008, le Congrès américain a durci la régulation des banques, mais en échange, il a laissé ces acteurs non bancaires hors de ce cadre. Cette régulation bancaire n’était qu’une piscine à trois murs, d’où se sont échappés les risques pour se développer hors des banques…
Grave erreur, car ceux qui ont hérité de ces prises de risques, ce sont de très gros fonds spéculatifs, d’énormes fonds de gestion d’actifs comme BlackRock, des fonds de capital-risque, des brokers-dealers (négociants de valeurs), des véhicules hors bilan, des fonds de marché monétaire…
Wall Street vaut bien Las Vegas
La finance non bancaire, celle qui n’est pas régulée, est devenue le vrai cœur du système financier. Elle pèse aujourd’hui la moitié du marché financier global, autant ou plus que les banques Ses acteurs ont une énorme vulnérabilité: ils se sont endettés à l’extrême, profitant de dix années de taux d’intérêt nul. S’ils s’effondrent, ils provoqueront un effet domino qu’aucune quantité de capital ne pourra couvrir. Entraînant dans leur sillage le secteur bancaire et l’économie réelle.
Ces gros spéculateurs, ou «Big Spec», comme on les appelle à Wall Street, empruntent pour spéculer. Ils n’investissent pas leur propre argent, ils font tout à crédit (à taux zéro). On admire en général les hedge funds pour leurs stratégies hautement risquées et sophistiquées. Ils investissent avec un gros effet de levier, prennent des paris baissiers vertigineux, sans toujours détenir les titres concernés, usent et abusent des contrats dérivés, virtuels et non provisionnés, prêtent des fonds qu’ils ont eux-mêmes empruntés, ou se fient à des algorithmes qui tous font la même chose. Bref, c’est ce qu’on appelle trivialement le casino boursier.
Et le casino est beaucoup moins régulé que les banques! Ces acteurs et leurs stratégies ne sont pas sujets à la même surveillance ni aux mêmes exigences de fonds propres, au prétexte qu’ils n’ont pas de déposants. Un peu comme si on levait les vitesses limites pour les voitures de sport sur l’autoroute, au motif qu’elles transportent moins de passagers. En oubliant qu’elles mettent en danger tous les autres.
Quand le casino fait sauter la banque
Ainsi, la finance non bancaire, qu’on appelle aussi shadow banking system, a été volontairement maintenue hors du champ réglementaire depuis 2008, histoire de préserver l’attractivité du marché américain et son côté «Loup de Wall Street», qui a tant contribué au mythe. Or aujourd’hui, ces acteurs ont le pouvoir de contaminer les banques de diverses façons, à travers l’exposition de ces dernières à leurs stratégies.
Credit Suisse a été flanquée à terre par la spéculation effrénée sur ses propres dérivés de crédit (les titres qui indiquent sa probabilité de faillite). Une banque peut prêter de l’argent à un fonds de capital-risque (c’était le cas de Silicon Valley Bank). Une banque peut co-investir avec un hedge fund (c’était le cas de Credit Suisse avec Archegos). Elle peut être contrepartie à des produits très spéculatifs utilisés par certains de ces acteurs. L’exposition des banques à la spéculation non bancaire a quasiment doublé en dix ans.
Dès lors, le gel de la confiance qui peut viser une grande banque signale une réalité: son exposition à cette finance spéculative est forte, et cela annihile l’effet censément rassurant de son ratio de fonds propres élevé. Car l’essentiel ne se passe pas sur son bilan, mais hors de son bilan.
Un chèque en bois de 1,5 fois le PIB mondial
Qui a favorisé cette spéculation à crédit des acteurs non bancaires? Les banques centrales. En maintenant ses taux à zéro sur presque toute la période entre 2009 et 2021, la Fed a nourri un véritable Everest des risques. La masse de crédit spéculatif de la finance non bancaire est passée de 67'000 milliards en 2011, ce qui était déjà énorme, à 152’000 milliards en 2021, selon le dernier rapport du G20. La moitié de cette somme représente un risque systémique direct. Sur ce graphique, on constate comment cette masse de crédit spéculatif a explosé depuis dix ans:
C’est un montant phénoménal, pour des crédits spéculatifs largement non provisionnés. Un chèque sans provisions, en somme, d’une fois et demi le PIB mondial.
Problème: quand l’inflation s’est manifestée il y a deux ans, elle a forcé les banques centrales à relever les taux d’intérêt comme elles ne l’avaient jamais fait en 15 ans, mettant fin à l’argent facile qui enivrait les marchés. En 2016, dans un ouvrage que j’ai coécrit sur le shadow banking, nous faisions un constat radical: que les taux d’intérêt américains ne pourraient plus jamais remonter à cause de cette masse de crédit spéculatif non bancaire. Je la comparais à un ballon surgonflé, que l’aiguille des taux ne pourrait qu’éclater. Le constat, alors vertigineux, est en train de se vérifier.
Une grenade dégoupillée
Ce 4 avril 2023, un rapport du FMI confirme cette prédiction. Il constate que la montagne de risques du secteur non bancaire, étroitement connecté aux banques, est devenue énorme. Et que la remontée des taux d'intérêt pose dès lors un problème pour la stabilité financière globale. L’option de la facilité, celle de baisser à nouveau les taux à 0%, n’existe plus: l’inflation est bien trop élevée et cela la décuplerait encore.
Une seule solution: les régulateurs doivent forcer les acteurs de la spéculation non bancaire à couvrir leurs risques et se doter de capital suffisant. Et surtout, à se désendetter. Le pire est que la Chine l’a fait depuis 2017, menant campagne pour que les acteurs du shadow banking se désendettent, pendant que les Etats-Unis laissaient filer la dette de ces acteurs. Les responsabiliser protégera en définitive les salariés de l’économie réelle, qui n’accepteront pas indéfiniment que ces dérives croissantes et incontrôlées soient épongées.
Un mot sur notre chroniqueuse
Myret Zaki, titulaire d’un MBA de la Business School Lausanne, est journaliste financière depuis 23 ans. Ses spécialités portent sur le monde économique et bancaire, les marchés boursiers et l’investissement, les statistiques nationales, mais aussi la désinformation institutionnelle et la guerre de l’information.
Après neuf ans au Temps, elle a été rédactrice en chef de Bilan de 2014 et 2019. Elle écrit aujourd’hui pour Blick, Bilan et TheMarket (NZZ). Autrice de cinq ouvrages sur la finance, elle a obtenu le prix Schweizer Journalist 2008 pour UBS, les dessous d’un scandale (2008, éd. Favre). En 2022, elle a publié Désinformation économique (éd. Favre).
Source : https://www.heidi.news/articles/vous-avez-aime-credit-suisse-vous-allez-adorer-la-suite?utm_medium=partage-social