Décédés il y a trente ans cette année, Guy Debord, Jacques Ellul et Christopher Lasch s'avèrent d'une grande actualité. Alors que les militants et universitaires de gauche n'ont aujourd'hui d'yeux que pour Michel Foucault ou Judith Butler, il serait urgent qu'ils redécouvrent la pensée de ces trois auteurs radicaux.
Le 25 juin 1984, disparaît le philosophe postmoderne Michel Foucault, né en 1926. Du mouvement queer et des études de genre à l'idée selon laquelle le pouvoir s'exerce moins verticalement qu'entre individus (« micropouvoirs ») dans une société productrice de « normes » (le fameux « construit » social), son legs va de l'université, où il reste l'un des auteurs les plus cités en sciences sociales, jusqu'au monde militant. Hostile au socialisme, en sympathie à la fin de sa vie avec le néolibéralisme – car il permettrait l'affirmation du sujet – ou la révolution iranienne, il n'en reste pas moins un penseur clé des gauches « radicales ». À l'occasion du quarantième anniversaire de sa mort, un Congrès mondial lui est consacré sous l'égide du Centre Michel Foucault, avec pas moins de cinquante événements à travers le monde.
À LIRE AUSSI : Irrationalisme, anti-progressisme, anti-universalisme : la gauche a-t-elle perdu la tête ?
Les commémorations sont bien plus modestes, voire inexistantes, pour le trentième anniversaire de la disparition de Christopher Lasch, Jacques Ellul et Guy Debord, tous trois décédés en 1994, respectivement les 14 février, 19 mai et 30 novembre. Penseurs majeurs du XXe siècle, ils sont pourtant largement ignorés de la gauche… qui gagnerait d'autant plus à les lire en priorité. Leurs analyses développent en effet une critique culturelle radicale des sociétés sous le capitalisme et offrent des outils conceptuels puissants pour comprendre notre présent.
Plus conservateur que progressiste
Dans le Manifeste du Parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels écrivaient : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment […] l'ensemble des rapports sociaux […]. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent […]. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané […]. » À maints égards, les travaux de Debord, Lasch et Ellul approfondissent ce constat et prolongent la pensée de Marx, quoique d'une façon très hétérodoxe, loin du dogmatisme des syndicats ou du Parti communiste contemporains.
C'est, en bonne partie, à Jean-Claude Michéa et aux éditions Climat – à présent sous parapluie Flammarion – que l'on doit l'introduction en France des écrits de l'historien et sociologue américain Christopher Lasch, né en 1932. En 2003, dans une recension de son essai Le seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitaire en sciences sociales) le présente comme « historien (et figure hétérodoxe) de la gauche américaine, spécialiste de l’histoire de la famille et des femmes, critique de la société thérapeutique et du narcissisme contemporains, pourfendeur des nouvelles élites du capitalisme avancé », animé par une « volonté de poursuivre une analyse de la société moderne dans la perspective d’une théorie critique de la culture contemporaine et de ses idéologies, notamment des idéologies progressistes ».
À LIRE AUSSI : Laurent Ottavi : "Le populisme de Lasch articule des traditions libérales, socialistes, conservatrices et religieuses"
Son œuvre – une dizaine d'ouvrages, dont sept traduits en français – analyse les mutations de la société et du sujet états-uniens depuis le XIXe siècle. Contrairement aux gauches qui dominent le champ politique et intellectuel, Lasch est plutôt conservateur que progressiste sur le plan social, plutôt partisan des petits artisans et producteurs que du salariat et de l'industrie, plus favorable à l'autonomie qu'au dirigisme étatique, aux petites unités sociales et à l'enracinement – au sens de Simone Weil – en tant que cadres de formation de l'esprit civique qu'au gigantisme métropolitain et au « bougisme » de la gauche contemporaine.
L'importance de la Technique
Dans son essai Christopher Lasch face au Progrès (L'Escargot, 2022), Laurent Ottavi estime que les « douloureuses épreuves à venir » rendront d'autant plus nécessaire de redécouvrir sa pensée qu'elles « exigeront de revenir à l'essentiel : la vie intérieure et la vie publique ; la capacité d'initiative ; les grands desseins ; les liens de fidélité ; la solidarité ; la transmission ; le courage ; la morale ; l'indépendance ; la conscience de ses obligations ; le sens du sacrifice, tiré d'une compréhension de l'âpreté et de la tragédie de la vie ». Aux antipodes du catéchisme du Progrès qui anime la gauche… C'est en elles que Lasch voit les ferments d'une vie libre et autonome.
Lui aussi sociologue et historien, l'anarchiste et théologien protestant Jacques Ellul, né en 1912, s'est interrogé, encore jeune : « Si Marx vivait aujourd'hui, quel serait pour lui l'élément fondamental de la société ? » Selon lui, c'est la Technique qui constituerait un déterminant plus important que l'économie. Concept central de son œuvre, la Technique n'inclut pas que l’ensemble des outils, procédés et procédures de l’industrie moderne, concrets (automobiles, ordinateurs…) ou abstraits (management, marketing…), mais désigne aussi le principe qui préside à leur développement exponentiel.
Les techniques modernes, loin d'être au service des humains, ont acquis leur autonomie, au point que, dans L'Empire du non-sens, il écrit que « c’est la Technique elle-même qui devient un milieu [...]. C’est-à-dire ce dans quoi on trouve les possibilités de vivre, les orientations de sa vie, ce qui nous entoure totalement, et ce que nous sommes obligés de connaître avant de connaître quoi que ce soit d’autre. La Technique nous entoure comme un cocon total et sans faille qui rend la Nature parfaitement inutile (à notre évaluation immédiate), dominée, secondaire, et insignifiante. »
À LIRE AUSSI : Jacques Ellul, précurseur de l’écologie politique et de la décroissance
Du ministre ou du PDG sautant de téléconférence en avion au livreur Deliveroo téléguidé par un algorithme, de l’employé filant sur sa trottinette électrique un casque sur les oreilles lui diffusant de la musique électronique à l'ado abîmant son temps sur son « smartphone », tout notre environnement contemporain confirme les analyses d'Ellul. « Par son caractère englobant, et l'ensemble des interactions qu'il provoque, le développement technologique entretient un imaginaire de puissance et de croissance et intègre toujours plus d'éléments nouveaux, y compris les êtres vivants. Nous vivons à notre corps défendant dans un univers de plus en plus technicisé, dont il convient de saisir les enjeux », résume Édouard V. Piély dans Jacques Ellul : Face à la puissance technologique (L'Escargot, 2024).
Debord et le Spectacle
En comparaison avec les sages universitaires Lasch et Ellul, Guy Debord fait plus « rock'n'roll », en raison d'un ancrage dans les avant-gardes. Il fonde successivement l'Internationale lettriste (1952-1957), puis l'Internationale situationniste (1957-1972). Partageant avec Arthur Rimbaud la certitude que « la vraie vie est absente », Debord et les situationnistes ont la « conviction que c'est dans la vie quotidienne que se jouent le plus immédiatement les transformations révolutionnaires », écrit Patrick Marcolini dans Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle (L'échappée, 2013).
À LIRE AUSSI : Anselm Jappe : "Pour Debord, le capitalisme a fait reculer la misère matérielle au prix d’une aliénation grandissante"
La création de « situations », la psychogéographie, les « dérives » à travers les grandes villes introduisent le jeu comme un art de vivre destiné à réinventer la vie, déprise du prévisible, de l'utilitaire – c'est-à-dire de l'emprise marchande sur l'existence : « Se masquer la question politique posée par la misère de la vie quotidienne veut dire se masquer la profondeur des revendications portant sur la richesse possible de cette vie ; revendications qui ne sauraient mener à moins qu'à une réinvention de la révolution », affirme Debord en 1961. Révolution qui ne saurait passer par les « bureaucraties politiques et syndicales de gauche », qui ne sont à ses yeux qu'« un mécanisme d'intégration à la société capitaliste ».
À LIRE AUSSI : Patriotes, critiques du progrès et défenseurs des limites : on vous présente les "conservateurs de gauche"
Par son œuvre très diverse (tracts, revues, films, essais) et sa vie même, Guy Debord a tenté d'unir théorie critique et pratique révolutionnaire dans le sens d'une autonomie indissociablement individuelle et collective. Sa réflexion l'a conduit à théoriser le concept qui donne son titre à son essai majeur : La Société du spectacle (1967). Par « spectacle », Debord décrit un « phénomène de dépossession par lequel l'homme contemple ce dont il est exclu », explique Emmanuel Roux (Guy Debord. Abolir le spectacle, Michalon, 2022). Il synthétise le règne totalisant de la marchandise, la domination des images et représentations sur la vie vécue, la dépossession pour chacun du pouvoir sur sa vie. Ses critiques de la séparation et de la spécialisation qui divisent décisionnaires et exécutants, spectacle et spectateurs, n'ont rien perdu de leur tranchant. Mieux : elles ont gagné en acuité à mesure que, comme il l'écrivait en 1978, « le spectacle n’a fait que rejoindre plus exactement son concept ».
Il est lointain le temps où Debord prônait un idéal révolutionnaire de conseils ouvriers s'autodéterminant démocratiquement. De Netflix, Amazon et Twitter à Uber et Deliveroo, la Technique, le narcissisme et le spectacle ont étendu – notamment via les smartphones – une emprise presque totale sur les modes de vie et les imaginaires. Et si la vraie « déconstruction », la vraie « décolonisation » qu'il convenait d'engager passait par les voies tracées par Lasch, Ellul et Debord ?