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Rap et antimaçonnisme

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    Première parution : Stéphane François, « Rap et antimaçonnisme, étude d’un cas français ». La chaîne d’union,  vol. 108, n°2, 2024. pp. 95-101.

    La franc-maçonnerie continue de nourrir les fantasmes d’une population étrangère au monde dans lequel elle s’inscrit : en effet, il suffit de discuter avec des « jeunes » (adolescents ou jeunes adultes) pour se rendre compte de la césure culturelle existant avec leurs aînés. Peu d’entre eux possèdent des références culturelles dépassant leur génération… Pourtant, l’antimaçonnisme reste présent, avec des argumentaires assez similaires à ceux de leurs aînés, avec des arguments similaires à ceux que l’extrême droite utilise depuis la fin du XIXe et le début du siècle suivant. Une question s’impose : s’agit-il d’un phénomène nouveau, similaire, ou sommes-nous confrontés à la persistance des vieilles antiennes de l’antimaçonnisme « classique », sous de nouveaux apparats ? Nous verrons que l’antimaçonnisme de cette génération se nourrit à la fois d’éléments provenant d’une certaine culture marginale issue de leur génération, qui elle-même s’alimente à des sources plus anciennes.

    Freeze Corleone, un rappeur abscons, mais explicite

    Pour se faire, nous nous intéresserons au cas de Freeze Corleone (pseudonyme d’Issa Lorenzo Diakhaté), un rappeur français. Il est une figure à part dans l’univers du rap francophone. Distant, il ne donne pas d’entretien et se place à la marge du rap français. Celui-ci est né en France le 6 juin 1992 aux Lilas, mais vivant au Sénégal, a provoqué une polémique en septembre 2020 quelques jours après la sortie de l’album, LMF (pour La Menace Fantôme). Il était accusé par la LICRA d’être ouvertement antisémite et de jouer avec les codes du néonazisme. Cette construction intellectuelle est noyée chez ce rappeur dans une masse de références à la pop-culture et aux contre-cultures telles que Star Wars ou l’univers des super héros (Marvel ou DC Comics), le tout énoncé dans un langage volontairement abscons et mâtiné d’une forme d’afrocentrisme ésotérisant, le kémitisme. Ses textes sont aussi influencés par un antimaçonnisme typique de l’extrême droite.

    LMF, paru en 2020, est son premier album sorti en CD et distribué par Universal Music France, dans lequel on retrouve ses obsessions, déjà présentes sur ses précédentes productions, numériques celles-ci : le complotisme, l’ésotérisme, les contre-cultures et les juifs. Mais, confinées à des sphères contre-culturelles, elles ne provoquèrent aucune réaction.

    Succès commercial dès les premiers jours, l’album a été défendu par des journalistes et des rappeurs qui ont cherché à minimiser le caractère délictueux de son contenu. Selon ces derniers, il aurait fallu voir en priorité la qualité artistique, incontestable, des productions du rappeur. La provocation est d’ailleurs la marque de fabrique de ce rappeur : l’album LMF dont la mise en ligne était prévue le 7 janvier 2020 a été décalée au 11 septembre 2020 (pour le 11 septembre 2001), et l’album numérique Projet Blue Beam a lui été mis en téléchargement le 13 novembre 2018 (date anniversaire des attentats du 13 novembre 2015).

    Une scène rap atteinte de complotisme

    Une frange du rap, parmi la plus underground, joue un rôle important dans la diffusion des thèses complotistes et/ou antisémites auprès d’une population relativement jeune et souvent immature idéologiquement, contrairement à d’autres scènes musicales « engagées ». Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le nombre de vues sur youtube de certains groupes de rap. Sa tendance la plus contre-culturelle véhicule en effet un discours diffus, empreint de complotisme (Nekfeu, El Matador, Keny Arkana, etc. pour ne prendre que des exemples français) et parfois d’antisémitisme (comme le rappeur Wiley au Royaume-Uni, Kholardi en Norvège, Bissy Owa en Belgique, etc.). Ce registre musical, né dans les ghettos afro-américains états-uniens, a gardé auprès des adolescents et de jeunes adultes l’image d’une scène subversive, bien que les rappeurs, malgré leur image de « mauvais garçons » encore mise en avant aujourd’hui, soient surtout des hommes d’affaires qui gèrent très bien leur image. Comme le rap s’est « normalisé » dans les années 1990, certains musiciens, désirant garder cet aspect subversif, ont dû radicaliser leur discours, souvent dans un sens complotiste. Ainsi, nous trouvons régulièrement dans la frange la plus underground du rap des critiques de la franc-maçonnerie, des Illuminatis, des reptiliens, des satanistes etc. qui contrôlerait les esprits et le monde « Big Pharma » (« j’suis dans le complot comme Big Pharma », titre éponyme présent sur l’album LMF)…

    Projet Blue Beam Intro est l’album par lequel la polémique est arrivée. Nous y trouvons le « franc-maçon », forcément synonyme de « puissant », de « gouvernant », le « juif » (la référence implicite au « complot judéo-maçonnique » est fréquente chez ce rappeur), protégé par une supposée impunité, ou la condamnation des « sociétés secrètes » :

    « Tes fausses merdes sont seulement dorées

    J’avance avec mes frères

    Comme un franc-maçon

    Mon âme pour du cash ou des ’tasses

    Merci sans façon »

    (JPMA pour « J’vendrai pas mon âme »)

    En outre, les références à la famille Rothschild sont omniprésentes chez Freeze Corleone, qu’il associe inévitablement aux Illuminati, au groupe Bilderberg et à Rockfeller, une incontournable triade chez les conspirationnistes. De fait, la référence implicite au « complot judéo-maçonnique » de la première moitié du XXe siècle est fréquente chez ce rappeur, reprenant de vieilles antiennes de l’extrême droite complotiste, diffusées en France par Henry Coston. Les similitudes sont d’ailleurs frappantes : comme chez Coston, le « franc-maçon », chez Corleone, est forcément juif. Il manipule dans l’ombre, intouchable et riche. Les deux reprennent de façon systématique les poncifs sur la famille Rothschild. Dans une étude sur l’antimaçonnisme dans le rap, Julien Montassier explique que

    « le franc-maçon est aussi Illuminati, reptilien, sataniste, il gouverne le monde, contrôle les esprits via “Big Pharma” ou les “chemtrails”, décime l’Afrique avec le SIDA et Ebola, fomente des attentats, persécute les Catholiques, persécute les Musulmans […] Le franc-maçon est la source de tous les maux et le coupable de tous les crimes, sans n’avoir pourtant à rendre des comptes à quiconque.[1] »

    Nous sommes manifestement dans un discours anti judéo-maçonnique identique à celui des complotistes d’extrême droite, enrichi néanmoins de quelques nouvelles thématiques. À l’exception de ces références, la structure antimaçonnique reste similaire : les francs-maçons, société secrète tentaculaire, sont là pour détruire les nations et les fondements religieux ou traditionnels des sociétés. Barruel a la vie dure.

    En outre, tous ces rappeurs se présentent comme des adeptes de la « réinformation »[2] et cherchent à prouver l’existence d’une « oligarchie » manipulant une « démocratie fasciste » (sic), pour reprendre des expressions utilisées par Rockin’Squat (alias Mathias Crochon, le frère de Vincent Cassel et le fils de Jean-Pierre Cassel), ancien du groupe Assassin, dans le titre « Démocratie fasciste article 3 ». Positionné politiquement à gauche initialement, celui-ci a glissé progressivement vers le conspirationnisme, au point de devenir un soutien de l’activiste afrocentriste et antisémite Kemi Seba. Le titre « Illuminazi 666 » (2009), reprenant le terme « Illuminazi » au journaliste complotiste américain Anthony Hilder en est un exemple. Son texte explique que les populations sont soumises à une politique de désinformation orchestrée par la mythique société secrète des Illuminati. Le rappeur incite évidemment son auditoire à ouvrir les yeux. Il se définit comme un rappeur « conscient ». D’autres rappeurs, tels Mysa, associent complotisme, antisémitisme et défense de l’islam ; en 2007, ce dernier chante dans son album « Le cercle » :

    « Illuminati, Nouvel Ordre Mondial, franc-maçon ou sioniste/

    La même merde et pour l’information on s’enlise dans le chaotique ».

    L’essor de la thématique complotiste chez les rappeurs francophones est lié à un mouvement plus profond, venant des États-Unis. Ainsi, le groupe Army of Pharaoh a été l’un des premiers à développer cette thématique autour des années 2005-2010. Freeze Corleone reprend cet héritage. À ce titre, le chanson « Bâton rouge » est explicite :

    « Fuck un Rothschild, fuck un Rockfeller/[…]

    L’objectif se rapproche

    J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 »

    (Bâton rouge)

    Freeze Corleone y développe en outre d’autres thèmes conspirationnistes, présents également chez les théoriciens actuels de l’« État profond » – une thématique devenue célèbre grâce aux militants de la mouvance Qanon. Nous retrouvons logiquement chez lui des mots-valises issus du complotisme américain comme « MK Ultra » ou « HAARP ». Le premier était un projet des années 1970 de la CIA sur l’utilisation de drogues hallucinogènes (LSD) et de la manipulation mentale dans le cadre d’activités subversives ; le second, High Frequency Active Auroral Research Program, était un programme d’étude de l’ionosphère. Les complotistes en ont fait un programme de manipulation à la fois du climat et des ondes hertziennes par une officine secrète… En bon observateur de la contre-culture américaine, il reprend également des thématiques venant de l’ufologie, autre milieu particulièrement complotiste. Ainsi, Projet Blue Beam Intro est une référence explicite au « Project Blue Book », un programme d’enquête sur les ovnis mené par l’US Air Force de 1952 à 1969, qui fit fantasmer les ufologues complotistes américains et qui entre aujourd’hui en résonance avec la notion d’« État profond ».

    Les Juifs, toujours les Juifs

    Enfin, il n’hésite pas à rapper son négationnisme « Tous les jours R à F [rien à foutre] de la Shoah » dans S/O Congo, un titre portant sur la traite négrière, qui développe l’idée d’une concurrence des mémoires, qu’on retrouve au cœur de l’évolution de Dieudonné : l’esclavage et la déportation des populations africaines n’intéresseraient pas les Occidentaux au contraire de la Shoah. S’il ne cite pas les négationnistes les plus connus, le mélange contre-culture/négationnisme/complotisme présent dans ses textes est un marqueur précis, qui renvoie aux livres de l’ufologue complotiste négationniste allemand Jan Udo Holey, connu sous le pseudonyme de Jan Van Helsing, célèbre pour la série des « Livres Jaunes » (clin d’œil à l’ufologie complotiste), aux contenus à la fois contre-culturels, antisémites et négationnistes. Corleone lui dédie d’ailleurs un titre en 2019, « Livre Jaune 1 à 7, S/o Van Helsing », sur Niribu, un album d’Osirus Jack.

    Le mélange qui résulte de cette vision du monde, distillé dans des chansons aux accents mystérieux pour un public jeune, associe donc bel et bien contre-culture, antisémitisme, négationnisme, extraterrestres et complotisme. Nulle référence à la religion musulmane dans ce vertigineux kaléidoscope, contrairement à ce qu’ont pu affirmer certains experts médiatiques.

    Nous pourrions penser qu’une telle logorrhée ferait figure d’exception, mais ce n’est pas le cas dans la scène rap. L’essor de discours de ce type chez les rappeurs francophones est particulièrement inquiétant, car il diffuse massivement chez les amateurs de rap, peu au fait des subtilités rhétoriques de leurs artistes préférés et de leurs discours ouvertement connotés idéologiquement. Cela est d’autant plus inquiétant que ce type de discours se multiplie depuis une dizaine d’années et surtout que peu de groupes sont punis par la loi. Mais il est vrai que les scènes contre-culturelles, difficiles d’approche passent souvent sous les radars de la justice. L’essor de ces thématiques complotistes et antisémites est lié aussi à l’argent généré. Ce registre musical est devenu une industrie prospère vendant énormément, et, par conséquent, diffusant massivement ses messages nauséabonds.

    Comme nous avons pu le constater avec le cas de Freeze Corleone, l’antimaçonnisme contemporain se nourrit de différents discours, aux origines diverses. À l’instar de ses aînés, son antimaçonnisme est lié à une conception conspirationniste du monde et sur une vision erronée de la franc-maçonnerie. Il la voit comme une société secrète nocive, mais sans qu’il puisse donner de détails plus précis, reprenant les schèmes classiques de l’antimaçonnisme : société secrète à contenu magique – souvent satanique – ; société secrète composée de personnes à la moralité douteuse, attirées par l’appât du gain ; groupe politique secret dirigeant le monde, etc. La critique reste donc au niveau d’une généralité, presque métaphysique, se confondant avec les Illuminati. Pour relativiser un peu ce propos, nous devons reconnaître que cette méconnaissance et cette vision erronée étaient quasiment les mêmes au XIXe siècle.

    Alors, sommes-nous en face d’une nouvelle forme d’antimaçonnisme ? Nous pensons, au vu des matériaux et des thèmes mobilisés par ce rappeur, que nous sommes plutôt en présence du même antimaçonnisme qu’aux XIXe et début du XXe siècles, noyé dans une masse de références contre-culturelles. En effet, de nouvelles thématiques ne sont pas apparues, à l’exception de la référence aux Illuminati, mais celle-ci a été forgée à partir de vieux matériaux complotistes (la franc-maçonnerie comme société secrète satanique, comme société clientéliste et élitiste, comme groupe antireligieux, voire pédophile, etc.).

    [1] Cité in Olivier Dard, « De l’ancien au nouveau ? Facette de l’antimaçonnisme français contemporain », in Jean-Philippe Schreiber (dir.), Les Formes contemporaines de l’antimaçonnisme, Bruxelles, Éditions de l’Université Libre de Bruxelles, 2019, p. 49.

    [2] Le terme de « réinformation » est une notion utilisée par l’extrême droite, puis par les complotistes, depuis les années 2000, qui se présente comme une « alternative » au contenu des « médias officiels », forcément mensongers. Concrètement, il s’agit de promouvoir une « contre-information » qui ne serait pas manipulée par « le politiquement correct » ou les gouvernements. La « réinformation », par certains aspects, en particulier par les stratégies utilisées, est proche de la désinformation et de la propagande idéologique.

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    Source : https://tempspresents.com/2025/03/26/rap-et-antimaconnisme/