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Discours prononcé par M. Philippe Seguin, le 5 mai1992 à l'Assemblée nationale - Page 3

On nous fabrique aujourd'hui en Europe un espace écono­mique plus uniformisé que le marché intérieur américain lui-même, qui vit et prospère très bien sans même l'harmonisa­tion des fiscalités, alors que, pour créer un marché unique, on pourrait s'en tenir à la libre circulation des biens et des personnes et à la reconnaissance mutuelle des réglementa­tions, en limitant l'effort d'harmonisation à ce qui relève de la santé publique et de la protection de l'environnement.

Mais ce n'était pas assez pour nos eurocrates qui veulent supprimer la concurrence en préten­dant la préserver. On met en avant de prétendus impératifs de concurrence pour réglementer, centraliser, diriger l'éco­nomie européenne, à la seule fin, non d'accroître l'efficacité et la prospérité communes mais de forger à la fois l'instru­ment et la raison d'être d'un futur gouvernement fédéral, un gouvernement fédéral qui ne pourra certainement pas souffrir l'existence d'une réelle concurrence entre les Etats fédérés.

La monnaie unique qu'on nous propose maintenant. est la conséquent:e logique de cette stratégie. Voyons ensemble ce que vaut cette touche finale.         .

On nous dit que la monnaie unique est la clé de l' emploi. On nous annonce triomphalement qu'elle créera des millions d'emplois nouveaux - jusqu'à cinq millions, selon M. Delors, trois ou quatre, selon le Président de la République. Mais que vaut ce genre de prédiction, alors que, depuis des années, le chômage augmente en même temps que s'accélère la construction de l'Europe technocratique? Par quel miracle la monnaie unique pourrait-elle renverser cette tendance? Oublierait-on que certaines simulations sur les effets de I"union monétaire sont particulièrement inquiétantes pour la France puisqu'elles font craindre encore plus de chômage dans les années à venir? En vérité, tout ce que notre éco­nomie doit d'incontestablement positif à la construction euro­péenne, c'est la fin du protectionnisme intracommunautaire, ce qui n'a rien à voir ni avec I"harmonisation à tout prix ni avec la monnaie unique.

On nous dit que les risques cambiaires tendent à limiter les transactions. Mais les échanges internationaux n'ont souffert d'aucun ralentissement notable après la généralisation des changes flottants, moyennant la mise au point de techniques de couverture fort élaborées.

On nous dit que la monnaie unique va favoriser nos exportations, mais les échanges intra­européens sont déjà considérables et I'unification de la mon­naie ne supprimera pas les risques de fluctuation vis-à-vis du dollar et du yen. Mieux : dès lors qu'il y aura trois pôles monétaires comparables, les arbitrages triangulaires iront se multipliant, avec tous les risques de change y afférent.

On nous dit que la monnaie unique favorisera les investis­sements français dans les autres pays de la Communauté. Or aucune statistique ne permet de conclure à un effet signifi­catif du risque de change sur I"investissement.

On nous dit que la monnaie unique fera économiser d'énormes coûts de transaction, mais personnes n'est réelle­ment capable d'évaluer ces coûts et tous les chiffres cités à ce sujet, y compris les vôtres, sont le plus souvent totalement fantaisistes.

M. Rocard nous dit que, si Louis XI n'avait pas eu raison de Charles le Téméraire, la Bourgogne d'aujourd'hui vivrait dans la hantise de voir se détériorer sa balance des paiements avec l'lIe-de-France et l'Aquitaine.

Et il nous prédit que la monnaie unique mettra fin à ce genre d'archaïsme, entrave à la crois­sance. Mais qui donc est obsédé par le solde des paiements courants sinon ceux-là mêmes qui confondent les consé­quences et les causes, qui confondent les écritures comp­tables avec les mécanismes économiques et qui sont paralysés par des contraintes imaginaires?

Comment peut-on penser en effet que la balance des paie­ments est en elle-même une contrainte économique bien réelle et croire qu'il suffit de ne plus libeller les transactions que dans une seule monnaie pour qu'elles s'envolent miracu­leusement ?

On nous dit que la monnaie unique fera baisser tes taux d'intérêt, mais cela est plus que douteux dès lors qu'il va falloir intégrer des pays plus sujet à l'infla­tion et ensuite tout dépendra de la politique de la Banque centrale européenne qui sera indépendante, c'est-à-dire incon­trôlable.

On dit encore, en effet, que la monnaie unique entre les mains d'une banque centrale indépendante permettra de mieux assurer la lutte contre I"inflation : mais nul ne peut garantir que les dirigeants de cette banque, qui n'auront de comptes à rendre à personne, feront toujours la meilleure politique possible! Ou alors doit-on considérer l'irresponsa­bilité comme le gage le plus sûr de l'efficacité?

L'expérience de la FED aux États-unis est-elle à cet égard concluante? Le comportement actuel de la Bundesbank est-il si encourageant ? Certes non, d'ailleurs les plus grandes figures de l'orthodoxie monétaire, comme l'Américain Milton Friedman ou le Français Maurice Allais, sont farouchement opposés au principe de l'indépendance de la banque centrale.

En vérité, il n'y a pas de meilleure incitation à bien gérer la monnaie que la concurrence moné­taire même si cette incitation est loin d'être sans défaut.

Or, que nous propose-t-on, sinon de supprimer la concur­rence entre les monnaies européennes?

Alors on vient nous dire, argument ultime et présumé décisif, que nous n'aurions plus d'autre choix qu'entre « subir » et « codécider ».

Que répondre à ceux qui nous disent qu'en acceptant de participer au SME, notre pays a déjà renoncé à sa souverai­neté dans ce domaine? Que c'est oublier un peu vite qu'il existe des marges de fluctuation significatives. Que nous gardons, c'est vrai, la possibilité de dévaluer si nous le décidons et que nous pouvons sortir du système si nous le jugeons nécessaire. Que, dans le SME, la France choisit libre­ment les contraintes qu'elle s'impose jusqu'à ce qu'elle décide de s'en affranchir, Au contraire, avec la monnaie unique, nous abandonnons définitivement ou presque le droit de choisir notre politique monétaire. Toute la différence est là !

Alors on objecte encore que, même si elle le voulait, la France ne pourrait pas exercer sa souveraineté, qu'elle n'au­rait d'autre possibilité que celle de s'aligner sur les décisions des autorités allemandes afin d'éviter la fuite des capitaux flottants et l'effondrement de sa monnaie.

C'est oublier, me semble-t-il, que le maintien à tout prix d'une parité arbitraire entre le franc et le Mark est un choix politique qui n'a rien d'inéluctable. C'est oublier qu'une monnaie qui ne se maintient qu'en s'appuyant sur des taux d'intérêt réels exorbitants ne peut pas être considérée comme une monnaie forte et qu'en adop­tant une telle politique, la France a permis d'accentuer la sous-évaluation du Mark au sein du SME où tous les experts s'accordent pour constater qu'il est déjà sous-évalué depuis 1979, ce qui est un comble puisque nous donnons ainsi à l'Allemagne une prime supplémentaire de compétitivité. Et quand j'entends dire, comme hier, qu'on veut réévaluer le franc par rapport au Mark, je me demande si on ne nage pas en pleine folie!

En tout cas, rien n'impose aujourd'hui à la France la poli­tique monétaire qu'elle s'est choisie, qui joue au détriment des salariés, qui disqualifie les investissements à long terme et qui a des effets tellement désastreux sur l'activité qu'ils finiront de toutes les façons par faire fuir les capitaux étrangers.

Et puisque rien n'impose à la France cette politique, rien ne l'empêche non plus d'en changer !

Que ceux qui me disent qu'en ne nous alignant pas systématiquement sur l'Allemagne, nous rejetterions la rigueur et choisirions l'isolement me comprennent bien : il ne s'agit pas à mes yeux de prôner le retour au contrôle des changes, au laxisme budgétaire, à l'inflation, ni même de recommander la sortie du SME, encore moins de la CEE. Mais enfin, le SME a bien survécu à onze ajustements depuis 1979! Et ce n'est pas parce que le franc a été dévalué en 1986 et le Mark réévalué en 1987 qu'on peut dire que la gestion d'Edouard Bal­ladur n'a pas été rigoureuse !

Dans le domaine monétaire comme dans les autres, il faut se plier aux réalités. Il faut donc savoir ajuster les parités quand c'est nécessaire, non pour faire de la dévaluation compétitive, mais pour éviter la défla­tion.

Eût-il été déraisonnable de laisser le Mark se réévaluer quand la Bundesbank décida de relever ses taux d'interven­tion pour gérer les conséquences de la réunification? On pourrait en discuter, mais le choix existait pour la France, Il n'en sera plus de même quand elle sera emprisonnée dans le système de la monnaie unique, Dans ce système, en effet, on chercherait en vain la présence du pouvoir national au milieu des mécanismes de codécision.

Une véritable codécision exigerait l'unanimité, ce qui, bien sûr, paralyserait une institution qui doit en permanence com­poser avec la conjoncture, les décisions seront donc prises à la majorité, non par des représentants des Etats, mais par des personnalités indépendantes, qui ne recevront pas d'ordre de leurs gouvernements respectifs. Donc, la France, en tant qu'Etat, n'aura absolument aucune part à l'élaboration de la politique monétaire. C'est cela, sans doute, qu'on appelle la « souveraineté partagée». Curieux partage qui tendrait à priver la France de toute liberté de décision!

Et ne négligeons pas les conséquences de ce qui se pré­pare : conséquences économiques et conséquences politiques.

Conséquences économiques d'abord. Il n'est de politique économique cohérente que dans la mesure où elle dispose de l'ensemble des moyens d'intervention sur l'économie : budget, fiscalité, actions structurelles en faveur des entreprises, mon­naie. L'aliénation de notre politique monétaire entraîne donc l'impossibilité de conduire une politique économique autonome, processus que l'Union économique et monétaire recon­naît d'ailleurs, en le qualifiant joliment de « convergence ».

Dès lors, le processus de l'union économique et monétaire mérite trois commentaires.

En premier lieu, il renouvelle le choix d'une politique qu'on pourrait qualifier de «monétarienne», qui est syno­nyme de taux d'intérêt réels élevés, donc de frein à l'investissement et à l'emploi et d'austérité salariale. Notons à ce propos l'hypocrisie fatale qui consiste à parler de « franc fort» lorsque le refus de la dévaluation se paie du blocage de l'investissement et de l'explosion du chômage. C'est très exactement la réédition de la «politique du bloc-or » qui a conduit l'industrie française à la crise au cours des années trente. Bonjour la modernité!

Maastricht, c'est ensuite la suppression de toute politique alternative, puisque la création d'un système européen de banque centrale, indépendant des gouvernements mais sous influence du Mark, revient en quelque sorte à donner une valeur constitutionnelle à cette politique de change et à ses conséquences monétaires.

Quant à ceux qui voudraient croire qu'une politique bud­gétaire autonome demeurerait possible, je les renvoie au texte du traité, qui prévoit le respect de normes budgétaires tellement contraignantes qu'elles imposeront à un gouvernement confronté à une récession d'augmenter les taux d'imposition pour compenser la baisse des recettes fiscales et maintenir à tout prix le déficit budgétaire à moins de 3 p. 100 du PIB.

Enfin, et je souhaite insister sur ce point, la normalisation de la politique économique française implique à très court terme la révision A la baisse de notre système de protection sociale, qui va rapidement se révéler un obstacle rédhibitoire, tant pour l'harmonisation que pour la fameuse « conver­gence » des économies.

Que la crise de notre Etat providence appelle de profondes réformes, je serai le dernier à le contester, Que cette moder­nisation, faute de courage politique, soit imposée par les ins­titutions communautaires, voilà qui me semble à la fois inquiétant et riche de désillusions pour notre pays. Il suffit d'ailleurs de penser à cette «  Europe sociale» qu'on nous promet et dont le Président de la République, lui-même, inquiet, semble-t-il, des conséquences de la monnaie unique, cherchait à nous convaincre, à l'aurore de ce 1er mai 1992, qu'elle aurait un contenu, qu'elle nous assurerait un monde meilleur,

Hélas, quand on lit les accords de Maastricht, on ne voit pas très bien où est le progrès social! On voit bien, en revanche, qu'on ouvre la porte à l'harmonisation, c'est-à-dire à un processus où, comme en matière fiscale, on cherchera au mieux à se mettre d'accord sur une moyenne plutôt que sur un optimum et où, chaque fois que nous voudrons faire une innovation dans notre législation sociale, il faudra aller demander la permission de nos partenaires.

Les conséquences politiques à escompter du processus ne sont pas moins importantes. Rappelons-nous une évidence. Dès lors que, dans un territoire donné, il n'existe qu'une seule monnaie, les écarts quelque peu significatifs de niveau de vie entre les régions qui le composent deviennent vite insupportables. L'expérience des Etats fédéraux, mais aussi celle de la réunification allemande devraient dissiper tous les doutes à ce sujet.

Or, si l'on veut, comme l'affirme le traité, imposer une monnaie unique à tous les pays membres, un effort colossal devra être consenti pour réduire les écarts actuels, qui sont immenses, un effort colossal sans commune mesure avec ce que nous réclame présentement Jacques Delors pour doter ses fonds de cohésion.

Il sera sans doute nécessaire de porter progressivement, comme le pensent assez raisonnable­ment, me semble-t-il, certains experts, le budget communau­taire jusqu'à 10 p- 100 du produit national brut, c'est-à-dire huit fois plus qu'aujourd'hui. On n'imagine pas un budget de cette ampleur sans un contrôle politique. Cela ne s'est jamais vu. Il faudra donc bien qu'un Parlement européen vote le budget comme un parlement national et qu'un gouvernement, responsable devant lui, l'exécute. C'est ainsi que la nécessité budgétaire engendrera tout naturellement les organes fédé­raux appelés à gérer un gigantesque système centralisé de redistribution à l'échelle de la Communauté.

Et puisqu'il s'agira de redistribuer, ce sera bien entendu aux pays les plus avancés d'en supporter la charge. C'est dire combien la France devra payer, elle dont la contribution nette à la Communauté s'élève déjà, d'après la commission des finances du Sénat, à 25 milliards de francs pour 1991.

C'est ainsi que la France, qui ne trouve déjà plus les moyens de financer pour son propre compte une vraie politique d'aménagement du territoire et d'aménagement urbain, devra demain engager des ressources considérables pour financer l'aménagement du territoire de ses voisins!

C'est ainsi que la France, qui verse déjà un tribut à la réu­nification allemande sous la forme de taux d'intérêt exorbi­tants, devra demain débourser une deuxième fois pour l'Alle­magne de l'Est par le biais de sa contribution au budget communautaire.

Alors, bien sûr, on peut se rassurer à la pensée que, d'ici à l'an 2000, certains parmi les dix autres pays qui ont accepté le principe de la monnaie unique seront amenés à y renoncer et que l'union monétaire se limitera, au moins provisoire­ment, à ceux d'entre eux bénéficiant du niveau de vie le plus élevé, de finances publiques en ordre et de prix stables. Mais, dans un noyau dur où ne figuraient ni l'Angleterre ni l'Europe du Sud, que pèserait la France?

Bref, ou bien l'union monétaire se fait à dix ou à douze, et nous voilà payant très cher, au profit du budget communau­taire, des interventions largement inutiles, ou bien elle se fait à six, et nous voilà réduits à un statut proche de celui d'un Land!

Dans tous les cas, la monnaie unique, c'est l'Europe à plu­sieurs vitesses : à trois vitesses si on la fait à six puisqu'il y aurait alors une Europe du Nord, une Europe du Sud et une Europe de l'Est. A deux vitesses si on la fait à douze puis­qu'on continuerait à exclure les pays de l'Est. Et, dans tous les cas, la monnaie unique, c'est une nouvelle division entre les nantis que nous sommes et les autres, c'est-à-dire les pays de l'Europe centrale et orientale.

On nous sert déjà, en effet, un autre plat que celui de la prospérité assurée : la ratification des accords de Maastricht, nous dit-on, serait la seule assurance de la paix, argument déjà entendu en 1954 A propos de la CED. Alors, comme vous, monsieur le ministre d'Etat, on nous presse de nous souvenir des conflits qui ont ensanglanté notre continent. La seule manière d'empêcher leur renouvel­lement, nous assure-t-on, c'est de signer des deux mains, sans maugréer ni rechigner.

En fait, tout procède de la même erreur d'analyse et, à trop vouloir nous démontrer les dangers des nations, on débouche sur l'absurde.

Certains théoriciens de l'Europe fédérale, qui ont du moins le courage d'aller au bout de leurs idées, nous assurent que l'humanité entre désormais dans une ère nouvelle, où la nation n'aurait plus sa place, parce qu'elle n'était dans l'avancée des civilisations qu'une étape historique, une sorte de maladie infantile, une phase nécessaire - et le temps serait enfin venu de la dépasser.

On retrouve là ces vieilles obsessions post-hégéliennes qui nous annoncent toujours pour demain la « fin de l'histoire ». Ces vieilles obsessions, c'est un comble qu'elles reprennent du service au moment même où les doctrines politiques qui reposaient sur le « sens de l'histoire » se dissolvent. Il s'agit d'ailleurs plus d'une idéologie que d'une philosophie de l'his­toire, et d'une idéologie qui, comme toutes les autres idéo­logies, tourne le dos à l'observation du réel.

La réalité, c'est que, le plus souvent, les empires sont nés avant les nations et non après elles. Certes, on peut trouver des régions où les nationalités s'imbriquent trop pour qu'il soit possible d'organiser des Etats mais, partout ailleurs, les ensembles transnationaux qui ont précédé les nations ont dû leur céder la place quand les peuples, enfin, ont revendiqué leur droit à disposer d'eux-mêmes, car il est clair, il est avéré que, dans l'histoire du monde, l'émergence des nations est allée de pair avec l'émancipation des peuples.

Et puis les nations sont bien loin d'avoir été la cause prin­cipale de nos épreuves. Force est ainsi de reconnaître que, dans notre siècle, plus de malheurs nous sont venus des grandes idéologies et des impérialismes dominateurs que des ambitions nationales.

Donc, finissons-en avec cette vue naïve des choses qui vou­drait nous faire croire que la disparition des Etats-nations signifierait la fin des conflits armés, « la paix perpétuelle», pour reprendre cette fois la terminologie d'Emmanuel Kant, lequel ne la concevait d'ailleurs que comme une paix entre nations souveraines.

Et à ceux qui entendraient dauber encore sur les passions nationales et leur opposer la sagesse millénaire des commis­sions et autres conclaves technocratiques et supranationaux, je voudrais rappeler quelques exemples de l'histoire récente. Ils méritent qu'on s'y arrête avant de passer par pertes et profits la possibilité de conduire une politique étrangère nationale.

Chacun a en mémoire l'absence radicale de la Commu­nauté de tous les événements majeurs de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt-dix : libéra­tion de l'Europe de l'Est, éclatement de l'Union soviétique, guerre du Golfe, tout s'est passé sans elle, lorsque ce n'est pas malgré elle!

Même le conflit yougoslave qui, tant par sa situation géographique que par la dimension de son territoire, semblait constituer un terrain d'exercices idéal pour la diplomatie communautaire, s'est transformé en un stand de démonstration de l'impuissance et de la désunion, impuissance qui, dans ce cas, ne tenait pas à l'absence d'une organisation intégrée, mais aux légitimes différences d'approche entre les pays membres - et je souhaite, s'agissant de la France, qu'elle puisse continuer à les exprimer,

La crise des euromissiles apporte une autre éclatante démonstration du poids d'un vieil Etat-nation dans des cir­constances critiques.

Le président Mitterrand croit laisser sa marque dans l'his­toire de ce pays comme le héraut de la cause européenne. Oserai-je dire qu'à mon avis, il s'agit d'un contresens? Car, si cette empreinte historique existe, elle est à chercher plutôt dans son discours au Bundestag, qui a infléchi de manière décisive la position allemande devant la crise des euromissiles dans le sens de la fermeté! Par là même était ouverte la voie aux événements de la fin des années quatre-vingts, qui ne le virent malheureusement pas faire preuve de la même lucidité.

Ce qui fit peser en 1983 la balance dans le sens de la résis­tance, et donc de la liberté, ce ne fut certes pas l'intervention d'une communauté hétéroclite, ce fut le représentant d'un vieil Etat-nation, sûr dans le cas d'espèce de sa légitimité et du soutien des citoyens français, fort de l'opposition résolue du corps social et politique aux sirènes pacifistes,

Qui ne voit, à la lumière de ce qui s'est passé lors de la crise du Golfe, que l'Europe de Maastricht, qui se serait pro­bablement préférée plutôt rouge que morte en 1983, s'accep­tera demain verte ou brune au gré des conjonctures, privée qu'elle est de ces garde-fous fondamentaux pour la démo­cratie que sont le sentiment national et la légitimité popu­laire.

L'histoire, loin d'être achevée, est plus que jamais en marche et elle demeure tragique.

Oui, nous sommes en guerre économique! Oui, l'effondre­ment de l'Union soviétique ne signifie pas la paix mais la montée de nouveaux risques qui ont pour nom prolifération des armements nucléaires et classiques, multiplication des zones grises échappant à tout contrôle étatique, dangers tech­nologiques, menaces majeures pour l'environnement, exten­sion des trafics de stupéfiants!

La conjuration de ces nouveaux périls demande évidem­ment un renforcement de la coopération inter-étatique. Elle ne demande nullement la disparition des Etats-nations dont la légitimité est plus que jamais requise pour intervenir effi­cacement contre ces fléaux.

Alors, qu'on veuille bien cesser de considérer les réfractaires et les adversaires du traité comme autant de fauteurs de guerre et d'irresponsables! Comme s'il n'y avait pas d'ail­leurs quelque chose de choquant dans cette suspicion mal dissimulée vis-à-vis de partenaires, d'une partenaire dont nous devrions ainsi ignorer les évolutions politiques, écono­miques, sociales, culturelles intervenues depuis un demi-siècle, dont nous devrions ignorer l'amitié retrouvée, comme si, en tout état de cause, la France après de Gaulle était aussi vulnérable qu'avant lui, comme si, depuis 1945, l'Europe de l'Ouest n'avait pas connu la paix avant même que le Conseil européen ne se donne rendez-vous à Maastricht, comme si enfin l'Europe se réduisait à douze pays.

Car, si l'on veut aller sur ce terrain, est-on sûr que la démarche de Maastricht soit bien la plus prometteuse de paix pour l'ensemble du continent européen? C'est une erreur de prétendre que l'on pourra réaliser en même temps ce que l'on appelle à tort « l'approfondissement » et ce qu'on nomme, sans mesurer tout ce que ce terme peut impliquer de morgue  et de condescendance, «  l'élargissement ». Oh ! bien sûr, l'in­tégration progressive des pays de l'A.E.L.E. est déjà pro­grammée avec la création d'un grand espace économique européen, même si la neutralité de certains Etats constitue encore un frein politique. Il n'en va pas de même, chacun le sait bien, en ce qui concerne l'Europe orientale et centrale, Car, en vérité, les contraintes qu'impose par exemple la mon­naie unique aux économies des Etats membres excluent de toute évidence, et pour des décennies, tout rapprochement avec le monde de l'Est,

Alors, qu'est-ce donc que cette conscience européenne qui laisse de côté la moitié de l'Europe? Qu'est-ce donc que cette morale politique qui nous parle sans arrêt de démocratie et ne fait rien pour elle là où elle tente de naître ou de renaître ?

Qu'est-ce donc que ce «sens de l'histoire » qui ne tire aucune conséquence de la levée du rideau de fer et reste crispé sur un projet dépassé par des événements formidables? Qu'est-ce donc que cette attitude de fermeture, d'égoïsme, de repliement, d'aveuglement qui constitue pour le stalinisme, pour l'Europe de Yalta une extraordinaire victoire pos­thume ?

Oui! C'est d'abord la morale qui devrait nous conduire à ne pas rejeter les pays d'Europe cen­trale et orientale.

En effet, il faut le dire tout net, ces pays ont des droits sur nous. A deux reprises, ils ont payé pour nous. Ils ont tout d'abord payé notre libération au prix fort de leur asservissement, car la victoire sur le nazisme passait par leur invasion. Ils ont ensuite payé notre sécurité au prix fort de leur abandon. Nous les avons laissés à leur sort car nous ne vou­lions assumer aucun risque politique ou militaire face au totalitarisme soviétique.

Nous sommes nombreux, ici, à appartenir à une génération qui a été bouleversée par les évé­nements de Hongrie en 1956 et ceux de Tchécoslovaquie en 1968. Et nous savons que c'est faire un mauvais procès à M. Claude Cheysson que de lui reprocher d'avoir résumé plus tard à propos de la Pologne ce qui fut notre attitude constante des décennies durant : « Evidemment, nous ne ferons rien. »

Et aujourd'hui que, sans nous, presque malgré nous, ils accèdent à la liberté, nous laisserions, pour reprendre la belle expression de Jacques Chirac, un mur de l'argent se substi­tuer au rideau de fer? Sommes-nous à ce point oublieux que nous puissions tolérer une telle perspective? Et si la morale ne suffit pas à nous réveiller, ne voyons-nous pas où est notre intérêt?

Elles sont loin d'être assurées, ces démocraties balbutiantes d'Europe centrale et orientale aux prises avec la grande misère de l'après-communisme. Elles sont loin d'être assurées parce que le désordre, le chômage et la pauvreté auxquels nous sommes en passe de les condamner engendreront plutôt le populisme, le nationalisme et peut-être le fascisme. Le pitoyable spectacle de l'exode des Albanais vers Bari nous donne quelque idée de la formidable poussée migratoire qui pourrait s'effectuer d'Est en Ouest et s'ajouter à l'irrésistible pression qui s'exerce déjà du Sud vers le Nord. Qui ne voit, dans ces conditions, que l'Europe risque d'être autrement plus dangereuse, plus explosive que du temps des certitudes tranquilles de l'équilibre Est-Ouest. Est-ce bien là le chemin le plus sûr pour la paix?


Source : https://www.senat.fr/connaitre-le-senat/evenements-et-manifestations-culturelles/les-revisions-de-la-constitution/discours-prononce-par-m-philippe-seguin-le-5-mai1992-a-lassemblee-nationale.html