"L’Europe est la région du monde la plus tolérante vis-à-vis de l’immigration irrégulière"

Didier LESCHI

Publié le 20/09/2025 à 16:00

Le directeur de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, auteur du tract « Ce grand dérangement », dresse, sans détour, un
tableau de la situation migratoire en France et en Europe.

Marianne : Quel est le bilan de la poussée migratoire en Europe qui a débuté en 2015

Didier Leschi : En 2015, l’Europe a accueilli, en proportion, plus d’immigrants que les États-Unis : 2,4 millions pour 509 millions
d’habitants, contre 1,1 pour 320, soit un taux de 4,7 % contre 3,4 %,
confirmant ainsi qu’elle est une grande zone d’immigration. En son sein, la part des personnes nées étrangères à l’étranger est plus importante que sur d’autres continents. Elle tourne autour de 13 %. En Asie et en Afrique, elle est respectivement à 1,8 % et à 1,9 %. En Amérique latine et dans les Caraïbes, à 2,3 %. L’Europe est loin d’être une forteresse. Depuis 2015, plus de 10 millions de demandeurs d’asile ont pu y accéder.

Quels sont les effets sociaux de cette crise ?

Ce qui est appelé « crise migratoire » résulte des effets de la mondialisation. Ils ont soulevé, d’un bout à l’autre de la terre, des
mouvements de population à la mesure des dénivellements abyssaux qui ont été creusés entre les nantis et les autres. S’ajoutent à cela les échecs
économiques et sociaux des indépendances des années 1950 et 1960. Nombre de perdants des chaos du monde désirent l’Europe du fait que ses conditions d’accueil sont vues comme généreuses.
Quant aux effets sociaux, ils sont fonction des pays et des immigrations.
Des personnes qualifiées, ou douées en langue, n’ont pas les mêmes
parcours d’insertion sociale ou d’intégration que celles qui sont peu ou ne sont pas qualifiées. Les écarts culturels peuvent générer des problèmes sociaux. Or les écarts culturels entre nos pays d’accueil et les pays de
départ ne cessent de s’agrandir. Nous sommes un continent de la diversité, l’inverse de bien des pays de départ.

Les actuels mouvements d’opinion en Grande-Bretagne, qui touchent toutes les sensibilités politiques sont liés aux difficultés sociales et
culturelles générées par des arrivées massives en quelques années. Depuis le début du siècle, l’immigration dans la population est passée de 8 % à 18
%. Depuis le Brexit, l’immigration non européenne a pris le pas sur l’européenne. Enfin, à la forte immigration légale, 1,2 million de
personnes en 2022, s’ajoutent les traversées irrégulières de la Manche…

Vous dites que l’immigration est autant un sujet de nombre qu’une question sociale…

Quelle est l’ampleur de ce qu’une collectivité peut assumer en matière de solidarité sociale en dehors de son obligation morale d’accueillir les
persécutés ? La crainte que la non-maîtrise des frontières ne détériore les conditions sociales de tous est-elle légitime ? Voilà ce qui est le cœur des débats.

Dix ans plus tard, qu’en est-il du rêve d’intégration en Allemagne ?

Même s’il y a des succès, l’Allemagne fait face à des difficultés. Le taux de chômage des Syriens est de 38 % (48 % pour les femmes), contre 4 % pour l’ensemble de la population. Les Afghans et les Irakiens connaissent les
mêmes difficultés. L’accès au logement, dont les prix ont augmenté de 56
% en dix ans, est difficile. Ce pays assume aujourd’hui de ne plus pouvoir y arriver, d’autant que sont arrivés aussi 1 million d’Ukrainiens. Il refoule des demandeurs d’asile vers la Pologne, organise des expulsions de
sortants de prison vers l’Afghanistan, renvoie vers la Syrie… Il suspend pour deux ans le droit au regroupement familial pour une partie des réfugiés.
Enfin, confronté à des manifestations antisémites qui percutent le cœur de sa reconstruction démocratique depuis 1945, le pays exige que chaque personne qui souhaite devenir allemande reconnaisse la responsabilité de l’Allemagne dans la Shoah, au risque de se la voir refuser pour antisémitisme. De même, la contestation du droit d’Israël à exister est
considérée comme antisémite.

Où en sont les États concernés par l’accueil ?

Quelle que soit la couleur politique de ceux qui les dirigent, ils
manifestent leur volonté de diminuer les flux légaux et l’immigration irrégulière. Et même, pour certains, de réduire un droit d’asile considéré comme détourné.

Quel est l’enjeu du nouveau pacte migratoire européen ?

L’Europe est la région du monde la plus tolérante face à l’immigration irrégulière. Qu’elle maîtrise ses frontières et que son droit interne ne
favorise pas celui qui n’est pas le bienvenu est devenu son enjeu majeur. Le pacte tente d’y répondre.
Aujourd’hui, la France est le premier pays de la demande d’asile…
Comme entre 2003 et 2011. Cela est dû, entre autres facteurs, aux fortes arrivées de Subsahariens francophones congolais, guinéens, ivoiriens… Mais aussi aux Haïtiens en Guyane. Alors que la demande d’asile a
diminué de 20 % en Europe entre 2024 et 2025, la baisse n’est que de 3 % en France.
La France est-elle un pays plus ouvert que les autres à l’immigration ?
Dans l’Union, les situations sont très diverses. Contrairement à nos
principaux voisins, la France est un pays d’immigration de longue date.
Avec une accélération indéniable des arrivées. Le nombre de titres de
séjour pour des personnes venant de pays tiers à l’Union est passé de 3,5 millions en 2020 à 4,3 millions en 2024. Près de la moitié de nos
immigrés sont nés en Afrique. Ils étaient, jusqu’aux années 1980, d’abord européens. Près de 60 % d'entre eux viennent du Maghreb.
L’immigration algérienne, particulièrement importante depuis l’indépendance, est la première. Et s’accélère. Un Algérien sur deux est arrivé après l’an 2000. En 2024, plus de 10 000 jeunes Algériens fuyant
leur pays ont traversé la Méditerranée. Au Maghreb s’ajoute l’Afrique. Le nombre des originaires du Sahel, de Guinée ou d’Afrique centrale a
doublé depuis 2006 et atteint presque le million.

Comparativement aux autres pays de l’OCDE – l’Allemagne, le Royaume-Uni et, bien sûr, les pays d’immigration choisie comme le Canada, l’Australie ou les États-Unis –, notre immigration a un faible niveau éducatif, ce qui accentue les difficultés d’employabilité dans un pays où les emplois industriels ou peu qualifiés ont considérablement diminué. Ce qui explique que plus de 30 % des immigrés ont un niveau
de vie inférieur au seuil de pauvreté. Près de trois fois plus que celui des personnes sans ascendance migratoire. Il est de plus de 39 % chez les
immigrés nés en Afrique, de 36 % chez ceux qui sont nés en Asie (hors Asie du Sud-Est). Il n’est que de 19,5 % pour les immigrés originaires d’Europe.
Cette précarité nécessite des prises en charge. Un ménage algérien sur
deux vit en logement social, un peu moins d’un marocain sur deux ; 57 % des immigrés sahéliens et 52 % des immigrés issus de l’Afrique guinéenne ou centrale. Dans le même temps, le nombre de personnes sans titre de
séjour progresse, comme l’atteste l’évolution des bénéficiaires de l’AME, plus de 70 % en dix ans, pour dépasser aujourd’hui les 480 000. À bien des égards, la France a un régime intérieur plus favorable aux immigrations que bien des pays dans l’accès aux droits sociaux ou encore à la
nationalité pour les bénéficiaires d’un titre de séjour. Et même pour les clandestins qui, en plus de l’AME, ont droit à l’hébergement inconditionnel. En Espagne, par exemple, les bénéficiaires de leur AME, comme les nationaux, ont un reste à charge important. Pas en France.
Pour bon nombre de libéraux, l’immigration de travail est une solution à la crise démographique. Selon eux, avec des voies légales plus fortes, l’immigration irrégulière baisserait…
Certes, on peut penser que l’immigration de travail peut répondre à des
besoins précis de l’économie et qu’à long terme son apport est supérieur à la dépense sociale initiale. Mais cela est âprement discuté. Ceux qui
préconisent d’augmenter l’immigration, comme Terra Nova, se détournent, de fait, de ceux qui, ici, ne sont pas employés. Ils renoncent à leur offrir des perspectives. Il existe déjà une voie légale d’immigration de travail. En 2024, plus de 58 000 titres de séjour ont été délivrés pour des motifs économiques. Le double de 2020.
Le paradoxe, c’est que nous accordons, tous les ans, des centaines de milliers de visas, des dizaines de milliers de nouveaux titres de séjour à des ressortissants de pays qui sont aussi ceux à partir desquels arrivent des clandestins. Ces mêmes pays se refusent à les reprendre, remettant ainsi en cause toute coopération. La Tunisie en est l’exemple type. En 2024, 108 000 visas ont été délivrés à des Tunisiens, 1 visa pour 111
habitants ; 22 456 nouveaux titres de séjour ont été accordés, 1 pour 540 Tunisiens. Et malgré cela, les autorités tunisiennes ne coopèrent pas à la reprise de leurs nombreux nationaux venus clandestinement.


Isabelle Vogtensperger


Source : https://www.marianne.net/societe/didier-leschi-leurope-est-la-region-du-monde-la-plus-tolerante-vis-a-vis-de-limmigration-irreguliere