"Les Européens se droitisent, la gauche se suicide lentement"

     

    C’est un résultat trop peu analysé qui en dit pourtant long sur notre situation politique et idéologique. Dans les quatre grands pays d’Europe sondés par le CEVIPOF [Centre de recherches politiques de Sciences Po] pour son Baromètre de la confiance politique en février (France, Allemagne, Italie et Royaume-Uni), 27% des citoyens seulement se classent à gauche ou à l’extrême gauche. Soyons précis : 24% en France - niveau le plus bas -, 26% en Allemagne, 25% au Royaume Uni et 31% en Italie, petite oasis dans cette grande désolation.

    Un quart donc des citoyens de ces pays s'auto-positionnent à gauche (22%) et à l'extrême gauche (5%). Contre 20% pour le seul « centre », (jusqu’à 29% en Allemagne, puissance dominante), et surtout 33% pour la seule droite, auxquels il faut bien ajouter les 6% à l’extrême droite (14% ne se classant pas).

    On peut combiner ces chiffres comme on voudra, le résultat est le même : cette Europe-là penche nettement à droite. D’ailleurs, les gauches partisanes y sont désormais partout des forces minoritaires, d’opposition ou d’appoint : le parti travailliste a subi une lourde défaite aux législatives, fin 2019, face à Boris Johnson. Le Parti démocrate italien est noyé dans une vaste coalition, qui va jusqu’à la Lega de Salvini ! Le SPD est membre minoritaire d’une coalition de centre-droit en Allemagne : pas sûr qu’il le soit encore en septembre prochain, après les législatives fédérales.

    Quant à la France, la gauche y arbitrera sans doute le deuxième tour de la présidentielle l’an prochain, entre Marine Le Pen et un candidat du centre ou de la droite. Dans la douleur assurément… Mais avec un quart des électeurs, concentrés chez les « CSP + » et dans les métropoles, (d’où un résultat flatteur aux municipales), peut-on espérer autre chose ?

    La gauche de l'insécurité identitaire

    D’où vient un tel déclin historique ? De deux causes simples, aveuglantes même, au point qu’on ne les voit pas, qui surplombent les forces et faiblesses de ses leaders successifs : la gauche n’est plus le parti de la sécurité économique et sociale alors qu’elle devient, dans le même temps, celui de l’insécurité identitaire.

    La vieille social-démocratie et ses compromis entre syndicats et patronat ont muté, en soutenant les traités de l’Union européenne, en variant « social-libéral », adapteur compréhensif des attentes des « marchés ». C’est Gerhard Schröder en Allemagne et Matteo Renzi en Italie qui ont imposé diverses formules de « mini-jobs » sous-payés, et c’est François Hollande en France qui a diminué le niveau de vie des classes populaires et moyennes avec « l’austérité fiscale ».

    Ce sont les héritiers des social-démocraties qui ont ainsi imposé aux peuples - au sens social -, souvent à l’inverse de leurs promesses électorales, le modèle européen des « réformes structurelles » : augmenter la précarité pour faire reculer le chômage dans la concurrence libre et non faussée de la globalisation, tout en équilibrant les comptes publics, à rebours de leur keynésianisme historique.

    Mort de la social-démocratie

    La social-démocratie européenne en est morte : son nom était lié à l’augmentation - au moins à la défense - des protections des salariés face aux brutalités du capitalisme ; il l’est désormais à l’adaptation aux marchés et à la gestion comptable de services publics déclassés, au nom d’un internationalisme réduit à une improbable Europe post-nationale.

    Effet pervers parmi d’autres : à ne plus peser sur la « répartition de la valeur ajoutée » (pardon pour ce vocabulaire ringard), la gauche s’est perdue, en France notamment, dans les méandres de la redistribution, suscitant au passage allergie fiscale et ressentiment contre « l’assistanat », sapant ainsi un de ses héritages les plus notables.

    Une critique déstabilisante de ce qui dépend le moins de chaque personne : pays d’origine, langue maternelle, couleur de peau

    Pour surmonter cet échec, la gauche partisane a cru bon de changer de « mythe mobilisateur » : du socialisme moribond, on est passé à l’écologisme, afin de « sauver la planète » (comme on voulait changer le monde) en luttant contre le réchauffement climatique, comme on luttait hier contre « mon ennemi la finance ».

    Mais cet écologisme ne remet pas en cause le schéma néolibéral : imposer aux peuples de s’appauvrir, sans trop se soucier de leur avis, au nom d’une obligation morale transcendante transformée en contraintes juridiques, hier la dette, aujourd’hui le climat. Car éloge de la décroissance ou critique de la consommation, il s’agit toujours de réduire les niveaux de vie par des changements brutaux de modes de vie, sans se demander au passage comment on pourra financer une protection sociale digne de ce nom…

    Guerre aux identités structurantes

    Et puisque les gauches ne défendent plus de facto le salariat - ce collectif - contre le capitalisme, elles se sont tournées en même temps vers l’émancipation des individus de leurs dominations « systémiques ». Avec une radicalité dont on constate presque chaque semaine en France, au fil de déclarations ou de pratiques militantes, les ridicules ou les dangers.

    Ce sont au fond les identités personnelles et collectives structurantes qui sont ici conçues comme oppressives, au lieu de reconnaître leur caractère constitutif de l’humanité et de les faire évoluer dans un sens plus égalitaire : la nation est forcément xénophobe, le genre un enfermement, et la race, un stigmate tellement renversé qu’on réhabilite le terme qu’on voulait déconstruire. Et ce dans une critique déstabilisante de ce qui dépend le moins de chaque personne – pays d’origine, langue maternelle, couleur de peau, sexe.

    Le migrant transgenre pourrait-il bien être le nouveau prolétaire de cette internationale d’une humanité dégenrée

    Ainsi le migrant transgenre pourrait-il bien être le nouveau prolétaire de cette internationale d’une humanité dégenrée : l’essentiel est que l’individu n’ait point d’attaches et qu’il subvertisse toutes les appartenances à partir duquel il peut construire sa propre identité, quitte à en jouer. Rien que de très logique à ce que ce discours un peu obsessionnel ne résiste guère, voire encourage, les réactions identitaires les plus figées dans un âge d’or fantasmé.

    Au lieu de promouvoir une identité composée et évolutive, « déconstruisons toutes les identités ! », semble nous dire la gauche actuelle. Et l’on comprend que les saillies anecdotiques de quelques maires écologistes sur les sapins de Noël ou le Tour de France, révèlent en fait la convergence de l’écologisme comme nouvelle religion et du gauchisme culturel comme son nouveau sermon.

    Alliance ratée du populaire et du régalien

    Au fond, les gauches prennent le chemin très exactement inverse de celui que leur conseille Régis Debray : réaliser l’alliance du populaire et du régalien. Elles n’entendent plus les attentes populaires par leur discours économique, leur ignorance de la question majeure de l’insécurité, par le tabou puissant qui recouvre toute question sur les capacités actuelles d’intégration de notre pays, tout en les insécurisant par leur rejet du régalien, cet État perçu comme l’instrument des dominations des minorités. Il n’est pas étonnant qu’elles ne trouvent plus leurs électeurs que chez les derniers nostalgiques et les métropolitains diplômés, qui redoutent que le climat ne leur tombe sur la tête.

    Écologie électorale et gauchisme culturel achèvent ainsi de réduire la gauche à un ghetto politique, sociologique et idéologique : la minorité qui défend les minorités contre une majorité grandissante, et qui dénonce l’extrême droite à la première critique. Les droites, dont l’extrême justement, ne pouvaient rêver mieux et le grand capital dort tranquille depuis longtemps. Mais la République sociale, elle, est orpheline, avec son école publique laïque, obligatoire et gratuite, sa sécu, ses congés payés et ses libertés publiques – son universalisme et même son antiracisme : ce bilan plus qu’honorable, il faut bien le déposer, puisqu’il n’y a plus d’héritiers pour le faire fructifier.

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    Source : https://www.marianne.net/agora/les-mediologues/les-europeens-se-droitisent-la-gauche-se-suicide-lentement?utm_medium=Social&utm_source=Facebook&Echobox=1617803943#xtor=CS2-4