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Jacques Julliard : « La suppression de l’ENA est de la poudre aux yeux ! »

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    Il y a vingt ans, Jacques Julliard démissionnait avec fracas du conseil d'administration de l'ENA. Dans une lettre au président du conseil d'administration, Renaud Denoix de Saint-Marc, publiée par son ancien journal Le Nouvel Observateur, l'historien justifiait son départ par « le malaise qui depuis des années plane autour des fonctions de l'ENA et de sa place au sein des élites du pays ». Il plaidait pour une réforme ambitieuse de l'école – sans demander sa suppression — et voyait dans le classement de sortie la fabrication d'une « aristocratie d'État » éloignée des préoccupations du pays. Emmanuel Macron vient d'annoncer le remplacement de l'ENA par un Institut du service public, qu'il veut plus ouvert sur la société, tout en conservant le très critiqué classement de sortie…

    Le Point : Pierre Bourdieu, qui fut l'auteur de La Noblesse d'État (1989) et le pourfendeur de l'ENA, semble avoir été entendu. Emmanuel Macron va donc supprimer l'école d'administration et la remplacer par un « Institut du service public » (ISP). Qu'en pense celui qui a démissionné avec fracas du conseil d'administration de l'ENA en 2000 ?

    Jacques Julliard* : D'abord, s'agissant de la noblesse d'État théorisée par Bourdieu, je tiens à dire qu'aucun pays ne se passe d'une élite dirigeante. L'idée d'égalitarisme et de nivellement est absurde, car il vaut mieux contrôler les élites plutôt que de les laisser se développer seules.Pour ce qui est de la décision du président, en dehors de la tentation de faire un coup ou de prendre le contre-pied de ce qu'on le soupçonne d'être, c'est-à-dire l'homme de « l'énarchie », je ne la comprends pas. D'autant plus qu'on nous annonce que l'on va conserver le concours de sortie. Or, si j'ai démissionné du conseil d'administration de l'ENA, c'est bien pour cette raison. À l'époque, j'avais saisi le conseil d'administration car je voulais qu'on remette en cause ce classement de sortie qui fait que des « fils d'archevêques », parce qu'ils ont été premiers au concours de sortie, vont toute leur vie dominer la société. Une société à laquelle ils sont souvent peu associés…

    L'idée du président est de mettre plus de diversité sociale dans la formation des élites…

    Le principe de l'ENA, fondée par Michel Debré et de Gaulle, était de résister aux formes de copinage qu'il y a dans la désignation de la haute fonction publique. Le principe était excellent et a produit toute une série d'hommes de qualité, des énarques qui ont été pour beaucoup dans la planification à la française et ont constitué, à la fin de la IVe République et surtout sous de Gaulle, le moteur du renouvellement et de l'enrichissement de la France. Alors, réformer l'ENA tout en conservant ce concours de sortie est un contresens. De la poudre aux yeux ! On sera bien avancé s'il y a des fils d'ouvriers, de paysans et des classes moyennes dans la future ENA et qu'on laisse se développer, avec ce classement, la coupure entre les élites et le peuple.

    Comment « reconnecter » ces futurs hauts fonctionnaires ?

    Il est normal que même les meilleurs d'entre eux passent par l'expérience d'une préfecture ou d'une administration régionale. Il faut les obliger à se mêler à la population dès le début de leur formation. Tous les élèves disent d'ailleurs que le plus efficace, ce n'est pas l'école mais les stages. On avance l'idée qu'il faut démocratiser le recrutement, j'y suis favorable, mais il ne faut pas confondre la démocratisation du corps des fonctionnaires avec la démocratisation de leur action.

    Cette coupure entre eux et la société ne précède-t-elle pas leur passage à l'ENA ? Entre 60 et 70 % des élèves de l'ENA sont passés par Sciences Po…

    La démocratisation, il faut en effet la prendre de plus haut, idéalement dès l'enseignement secondaire. Mais malheureusement, ce qui a été fait depuis vingt ans dans l'Éducation nationale est une catastrophe. Sous prétexte de faciliter l'accès aux classes populaires, Sciences Po a supprimé la culture générale dans son concours d'entrée. Si on nous démontre, par exemple, que les classes populaires ont des difficultés en mathématiques, va-t-on les supprimer ? La République est un système égalitaire qui vise à l'excellence. Si on ne tient pas ces deux bouts, on tombe dans le « velléitarisme » que je déplore chez Macron et qui me donne le tournis…

    Pour quelle raison ?

    Quand il fait quelque chose, il compense par autre chose. C'est la définition du « en même temps »…

    Cette question de la déconnexion des élites est revenue de façon criante avec la crise des Gilets jaunes. Or cette déconnexion, et peut-être le payent-ils, se vérifie chez beaucoup de députés En marche ! qui n'ont pas fait l'ENA…

    L'interdiction du cumul des mandats pour les politiques fait qu'un député n'a plus l'expérience du terrain. Les maires, eux, restent très populaires, quelle que soit leur couleur politique. Ils ont un lien avec la population. Avec le non-cumul, on a créé une classe politique nationale avec des élus au Parlement très déconnectés des réalités du pays. J'en veux pour preuve l'organisation d'un débat à l'Assemblée nationale sur l'euthanasie dans le contexte sanitaire actuel. Il n'y a qu'en France qu'on voit ça !

    *Auteur de « Carnets inédits, 1987-2020 », Bouquins, 1 152 p., 32 €.


    Source : https://www.lepoint.fr/debats/jacques-julliard-la-suppression-de-l-ena-est-de-la-poudre-aux-yeux-11-04-2021-2421641_2.php