Droitisatisation, fais-moi peur !, par Gaël Brustier
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Depuis plus de dix ans, la droitisation du débat public et de la société française est devenue un sujet. Ce phénomène est à resituer dans un contexte qui dépasse l'addiction de notre pays à l'immédiateté. Le terme employé est à resituer dans un contexte social et idéologique précis, celui issu notamment des attentats du 11 septembre 2001. Parmi d'autres, beaucoup des avocats du tournant néoconservateur de la famille "républicaine" ont mis en lumière la faillite d'un républicanisme aussi incantatoire qu'impuissant. Cristallisé par la suite autour de la revue Causeur, ce "national-républicanisme" s'est fait agent de la droitisation. Qu'est-ce à dire ?
La droitisation est un phénomène paradoxal. Des enquêtes d'opinion démontreront que les Français demandent des mesures sociales, c'est-à-dire "de gauche". Tout cela est bel et bon. Or, si tout cela est vrai, la conversation avec lesdits Français amène à se plonger dans leur univers mental et à constater que rien n'est simple. Surtout pas leur vision du monde. Avant la crise de 2008, le Tea Party et évidemment Trump, Ross Douthat et Reihan Salam avaient, en tant qu'intellectuels conservateurs américains, conclu que le peuple des Etats-Unis était majoritairement favorable au welfare state, mais... géré par des conservateurs. Le paradoxe est décidément maître de la vision du monde de nos sociétés. Les items "de gauche" ou "de droite" dans les enquêtes sont à mettre en perspective. La contradiction est inhérente à la construction de sa vision du monde par chaque individu. La clef de voûte de la droitisation est bien la peur du déclin de l'Occident, une peur qui irradie dans toute la société, sous des formes sophistiquées ou dégradées.
L'effondrement du "consensus social-démocrate" à la fin des années 1970 est à l'origine de la droitisation. Stuart Hall, l'éblouissant intellectuel succédant à Gramsci, a décrit à merveille le "populisme autoritaire" de Thatcher. Le thatchérisme et son frère le reaganisme n'ont pas été qu'un programme politique, ni une suite de mesures, ils ont recomposé les univers mentaux de tous les pays occidentaux.
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A la source de cette révolution conservatrice qui n'en est pas vraiment une, il y a donc l'idée d'une véritable unité d'un Occident confronté à son immédiat déclin et à des menaces imminentes, analysées, comprises ou fantasmées. On peut ainsi comprendre les succès de Geert Wilders, du FPÖ en Autriche, de l'AfD en Allemagne, du FN/RN en France, de la Lega ou de Fratelli d'Italia dans la péninsule Italienne comme les symptômes d'une anxiété continentale face au "déclin de l'Occident". Surtout, l'idée de déclin a envahi le débat public. Tout n'est devenu que causerie autour du déclin.
Entre nostalgie amnésique et obsession mémorielle, notre pays semble régresser et ne voir son histoire qu'à travers le prisme du bien et du mal. La vérité historique, si nécessaire, est liquidée. Il n'est pas étonnant que les enfants politiques de Salan prospèrent sur ce chaos mémoriel qui cannibalise le travail des historiens. Le prisme décolonial procède de la même logique : l'instrumentalisation de la mémoire à des fins politiques contestables. Zemmour exploite le malaise mémoriel jusqu'à plus soif. Il s'agit d'une rente morbide. De même, certains polémistes qui, vingt ans plus tôt, dénonçaient les libéraux-libertaires au motif qu'ils faisaient le jeu du libéralisme, sont les adeptes désormais du libéral-conservatisme.
Le déclin de l'Occident est une idée qui envahit le débat public en s'adaptant chaque fois à la sociologie et à l'histoire politique du pays concerné. L'affaiblissement des social-démocraties, les insuffisances des gauches radicales, la plasticité des droites de gouvernement et l'absence de définition d'une vision du monde rassemblant des groupes sociaux divers mais tous inquiets nourrissent la "droitisation".
Ce qui se déroule aujourd'hui sous nos yeux n'est pas le fruit d'un esprit machiavélique, c'est aussi le résultat de vingt ans de brutalisation des codes du débat comme de l'action publique. Dix ans avant Trump, Stephen Mennell, un des plus brillants disciples de Norbert Elias, avait prévu dans The American Civilizing Process, l'un de ses livres les plus brillants, que la décivilisation initiée par les néoconservateurs aurait des conséquences terribles.
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L'idéologie de la crise, c'est la peur du déclin de l'Occident, et à celle-ci s'ajoute, par en haut, une brutalisation des codes de nos sociétés. Dans cette perspective, la droitisation apparaît en quelque sorte comme l'adjuvant de la décivilisation.
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Source : https://www.lexpress.fr/actualite/politique/droitisatisation-fais-moi-peur-par-gael-brustier_2161019.html