La lucidité de Francis Gutmann sur la France et le monde
Catégories: France, International
Pour avoir participé aux fondements de la Communauté européenne, travaillé avec François Mitterrand, Claude Cheysson ou Jacques Chirac, Francis Gutmann concilie modération du propos et ambition pour son pays et pour le monde. Rédigé avant l’accession de François Hollande à la présidence, son livre n’a pas beaucoup vieilli en deux ans tant la continuité prévaut sur le changement: «La France est arrogante tout en ayant perdu la fierté d’elle-même […]. Elle n’ose plus même parler d’indépendance. Elle aimerait qu’on l’admire encore, alors qu’elle a perdu confiance en elle. […] Nul n’est crédible pour autrui si son identité se brouille, il n’y a que des sots à vouloir récuser un patriotisme qui en est la vivante expression; et dans les troubles de la terre, il importera d’autant plus d’avoir des convictions qu’il n’y aura plus de certitudes.»
Abordant le sujet de l’OTAN, il note: «Trois ans après notre retour dans l’organisation militaire intégrée, il faut bien constater déjà combien, chez nombre de nos militaires, toute singularité de pensée disparaît sous la pression de la «machinerie» atlantique. […] L’OTAN aujourd’hui, pour quoi faire? Elle tend à devenir moins l’institution d’une défense commune qu’une organisation politique réunissant les Américains et leurs alliés.»
A la lumière de la crise en Ukraine, les remarques sur la Russie valent quelques développements: «M. Poutine avait trouvé une effroyable situation politique et économique. Toute son action a visé à la restauration de la Russie dans ses limites resserrées, à la constitution d’un Etat, ainsi qu’à l’assainissement et au redressement d’une économie proche de la faillite […]. Washington, soutenu par les Européens, ne cesse de prendre ou de favoriser des mesures susceptibles d’être interprétées par Moscou comme autant de provocations. Ce sont le soutien à grand bruit et à grands frais de pays de l’ex-Union soviétique aux frontières de la Russie, la proposition d’accueillir certains d’entre eux au sein de l’OTAN (mais une OTAN pour quoi faire?), la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, l’affaire – à ses débuts – du bouclier antimissile, etc. Madame Condoleezza Rice était même allée naguère déclarer que les Etats-Unis ne laisseraient pas les Russes faire obstacle à l’élargissement de l’OTAN. Cette déclaration est assez surprenante car elle revient à dire à un assiégé – ou qui craint de l’être – qu’il ne doit pas s’opposer au renforcement de son siège. […] Quand M. Mendeleïev parla à M. Solana, non plus de «maison commune» chère à Gorbatchev, mais d’une sorte d’accord de sécurité de «Vancouver à Vladivostok», cela aurait mérité d’être creusé. […] L’intérêt de l’Europe est de s’entendre avec la Russie plutôt que de participer à son encerclement. […] L’Europe a besoin d’une Russie nouvelle forte et stable.» Et de rappeler que ce sont les Européens qui ont dénoncé le système de livraison de gaz, stable, favorable aux parties, pour lui préférer un régime plus «libéral».
Quels sont les outils d’une nouvelle politique? L’Etat se voit réhabilité: «Il n’y a pas à être pour ou contre l’Etat, le fait est qu’il a seul la vocation et la capacité d’exercer l’autorité au service de l’intérêt général et de représenter une nation vis-à-vis de l’extérieur.» Or l’Etat, la nation, la démocratie, sont inséparables. «La démocratie est un état de vie, un état d’esprit avant d’être une forme de gouvernement.» Le chantier est immense.
Les institutions économiques internationales telles le FMI, la Banque mondiale et l’OMC ne sont pas épargnées. «Le libéralisme le plus exigeant y régnait.» «Le FMI […] n’est pas responsable de la crise actuelle, il est coupable de ne s’être jamais préoccupé des désordres d’une libéralisation financière conduisant par ses excès à une fragilisation générale au risque de désordres en chaîne.» Pour sa part, l’OMC est l’objet d’un commentaire judicieux: «Plutôt que de viser, de cycle en cycle, la libération des échanges, à faire du monde à marche forcée un espace ouvert à tous vents, l’Organisation pourrait d’abord chercher à être le lieu d’un authentique dialogue entre pays plus anciennement avancés et pays émergents.»
Les Européens sont invités à penser leur défense: «Il faut se départir de l’idée que les Américains seront toujours là pour défendre l’Europe.» Au-delà de l’Europe, il convient de se montrer plus équitable en matière de lutte contre la prolifération nucléaire: «Il y a déjà deux poids deux mesures. On admet dans la péninsule indienne que l’Inde et le Pakistan détiennent chacun la bombe, on n’accepte pas qu’un autre pays qu’Israël la possède au Moyen-Orient!» La prétention américaine à la «Space Domination» et à l’arsenalisation corollaire n’ira pas sans contestation, dont la Chine montre le chemin.
Au-delà du cas français, l’ambassadeur Francis Gutmann dispense une leçon de lucidité, de courage, de liberté, à celles et à ceux qui s’interrogent sur l’ordre du monde et les changements à y apporter.
Gabriel Galice est président de l’Institut international de recherches pour la paix à Genève (Gipri)
* Changer de politique. Une autre politique étrangère pour un monde différent?, Francis Gutmann, Ed. Riveneuve, 2011.
«L’intérêt de l’Europe est de s’entendre avec la Russie plutôt que de participer à son encerclement»
Source : https://www.letemps.ch/opinions/lucidite-francis-gutmann-france-monde?utm_medium=partage-social&utm_source=facebook