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Jacques Delors, fossoyeur de la gauche française et chef d'orchestre d’une Europe allemande et libérale.

     

    Catégories: France, International

    Par Hadrien Mathoux.
    Publié le 29/12/2023 à 19:04

    Le concert de louanges qui accompagne la mort de l’ancien socialiste ne doit pas faire oublier la lourdeur de son bilan : par son action pro-européenne, Delors a été l’un des principaux artisans de la conversion de la gauche au libéralisme sauvage, entraînant la France dans un engrenage dont le pays ne s'est toujours pas extirpé.

    Contrairement à Jacques Delors, l'auteur de ces lignes ne croit pas aux signes du destin, miracles surnaturels et autre providence divine. On se bornera donc à interpréter la mort quasi-simultanée de Wolfgang Schaüble, impitoyable ministre des Finances allemand prêt à faire plonger les Grecs dans la misère, et celle de Jacques Delors (https://www.marianne.net/politique/union-europeenne/mort-de-jacques-delors-figure-de-la-deuxieme-gauche-europeenne), comme une sinistre facétie du hasard. La faucheuse n'a certes pas manqué d'ironie, en emportant à vingt-quatre heures d'intervalle le visage d'une Europe cynique assumant son ultralibéralisme et celui, bien plus idéaliste en apparence, qui a rendu cette Europe possible.

    A LIRE AUSSI : Wolfgang Schäuble et Jacques Delors : une logique, un couple, des enfants
    https://www.marianne.net/economie/wolfgang-schauble-et-jacques-delors-une-logique-un-couple-des-enfants

    Comme l'on pouvait s'y attendre, un concert de louanges a suivi la mort de l'ancien président de la Commission européenne. Le respect naturel dû à un défunt n'explique toutefois pas entièrement l'ampleur des panégyriques (https://www.marianne.net/politique/homme-d-action-humaniste-l-hommage-inattendu-de-lfi-a-jacques-delors) dressés en hommage à Jacques Delors : s' y est exprimée là une foi envers le « rêve européen » qui confine au fanatisme. Car s'il n'est nulle question d'accabler un homme aux convictions respectables arrivé au terme de sa vie, il semble nécessaire de rappeler le véritable bilan de l'ancien socialiste. Car Jacques Delors n'est pas que « l'inépuisable artisan de notre Europe » décrit par Emmanuel Macron, le « géant » applaudi par Olivier Faure ou « l'immense Européen » cajolé par Raphaël Glucksmann.

    https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/1740058892938457202?t=GHEvczZtWLnGGhW7VpfNdQ&s=19

    https://twitter.com/CBeaune/status/1740698221608137184?t=0nzsekrmDmBMwb_Wh-hVrw&s=19

    Il est aussi — et surtout ? — le fossoyeur d'une certaine idée du socialisme, et l'homme qui, au nom de convictions jusqu'au-boutistes, a plongé la France dans les vents tourbillonnants de la mondialisation et du libéralisme sauvage. Chantre d'une « deuxième gauche » qui a bien souvent ressemblé à une première droite, Jacques Delors est l'un des hommes-clefs du double septennat de François Mitterrand, celui qui lui a fait prendre un virage à 180 degrés au mitan des années 1980 pour l'engager dans une autoroute sans demi-tour possible : celle de l'Europe, de la défaite des nations et du règne des marchés financiers.

    L'ARTISAN DE LA RIGUEUR EN FRANCE ET EN EUROPE

    Cette influence débute lors des deux premières années de mandat du premier président socialiste de la Ve République, entre 1981 et 1983. Ministre de l'Economie et des Finances, Delors n'apprécie guère le projet de socialisme à la française mis en œuvre par le gouvernement dont il fait partie.
    Jour après jour, inlassablement, il submerge Mitterrand de rapports catastrophistes et de mises en garde, pour le pousser à s'aligner sur le néolibéralisme alors triomphant aux Etats-Unis (Ronald Reagan) et en Grande-Bretagne (Margaret Thatcher). Bien sûr, l'inadaptation du projet mitterrandien aux réalités économiques contemporaines méritait réflexion ; bien sûr, il était inenvisageable de continuer à engager la France dans ce qui ressemblait à une impasse.

    Mais plutôt que de réformer le socialisme français en conservant ses principes fondamentaux, Delors, au nom d'un entêtement déguisé en « réalisme », défend bec et ongles la compromission : austérité budgétaire, désindexation des salaires sur l'inflation, et maintien acharné de la France dans le système monétaire européen. Le chômage et la pauvreté explosent instantanément dans le pays.

    A LIRE AUSSI : "Europe sans frontière", "pause des réformes"… Jacques Delors, éternel "social-libéral", en 5 citations
    https://www.marianne.net/politique/gauche/europe-sans-frontiere-pause-des-reformes-jacques-delors-eternel-social-liberal-en-5-citations

    Delors a-t-il sacrifié le socialisme sur l'autel de son rêve d'Europe ? Nommé président de la Commission des communautés européenne (future Commission européenne) en 1985, il entraîne (avec son assentiment) la France dans une voie sans retour dès l'année suivante avec l'adoption de l'Acte unique, qui consacre les quatre « grandes libertés » de circulation, notamment celles des biens et des capitaux. Le marché commun devient marché unique, et l'économico-financier prend alors le pas sur le politique. La concurrence régule les rapports sociaux, les services publics sont démantelés, toute forme de protectionnisme et de politique industrielle nationale est interdite, les capitaux circulent sans aucune barrière, les travailleurs détachés autorisent un dumping social et le nivellement par le bas de la protection sociale.
    On aurait tort de présenter la libéralisation de l'Europe comme le fruit d'un complot orchestré par des magnats de la finance : avec une « gauche » telle que celle de Jacques Delors, les forces de l'argent n'ont pas eu besoin d'accomplir le sale boulot. Comme le résume Jean-Pierre Chevènement, « Jacques Delors a infusé dans la politique français une dose de néolibéralisme supérieure à toutes celles qu’il eut été possible d’imposer par la voie légale normale. Il a ainsi infléchi de manière indélébile la trajectoire de la gauche française. »

    https://twitter.com/chevenement/status/1740304437288071201?t=wFhZY_hmbBFcNdLLKFgZdw&s=19

    Chantre en paroles d'une « Europe sociale », Delors n'a cessé de mettre en œuvre le contraire en actes, en construisant l'Europe des marchés et des financiers, ouverte aux grands vents de la mondialisation. Idéalisme naïf, ou cynisme bien calculé ? Impossible à dire, mais une chose est sûre, les Allemands ont bien cerné le personnage, et su l'utiliser à leur avantage.
    En bon chrétien fédéraliste, Jacques Delors pourfendait les « égoïsmes nationaux » et pestait contre des nationalismes jugés étriqués. Il n'a donc pas lésiné à appliquer ses principes (https://www.marianne.net/politique/union-europeenne/de-klapisch-aux-erasmus-days-lerasmus-de-jacques-delors-un-mythe-europeiste-a-la-peau-dure), même si ceux-ci se sont révélés totalement antinomiques aux intérêts de son pays. Après l'Acte unique vient le traité de Maastricht, autre grand-œuvre du président de la Commission européenne, dont l'obsession est de parachever l'unité de l'organisation supranationale avec la mise en place d'une monnaie unique.
    Après avoir poussé pour maintenir la France dans le système monétaire européen dans les années 1980, le socialiste publie le « rapport Delors » préparant l'union économique et monétaire qui advient en 1999. Entre temps, il a poussé de tout son poids pour qu'advienne la réunification de l'Allemagne, déclarant « Ich habe keine Angst » (« Je n'ai pas peur ») à la télévision en direct de Berlin. Peu importe que de nombreux dirigeants français craignent qu'une Allemagne unique écrase les autres États-membres de son poids démographique et économique : grand ami du chancelier Helmut Kohl, Jacques Delors n'a que faire des vieilleries patriotiques. Que vive l'Europe, et tant pis pour la France.

    HÉROS EN ALLEMAGNE

    C'est pourtant exactement le scénario redouté par les Cassandre eurosceptiques qui se produit dès les années 1990. Le géant germanique impose son ordolibéralisme rigide à l'Europe, bénéficie d'un euro mal adapté aux économies de ses voisins et n'hésite pas à adopter une attitude non-coopérative pour tirer un maximum de profit de la construction élaborée par Jacques Delors.
    Depuis la mort de l'ex-président de la Commission européenne, un défilé involontairement comique de personnalités allemandes chante les louanges de son héros. Le chancelier Olaf Scholz décrit un « visionnaire », l'héritière Ursula von Der Leyen avoue que « Delors a façonné des générations entières d'Européens, dont la sienne ». La politiste allemande Ulrike Guérot raconte « l'Europe chaleureuse » de Delors dans une tribune au Monde, etc, etc, etc. Au moins nos voisins d'outre-Rhin ne se montrent-ils pas ingrats à l'égard de leur bienfaiteur.

    https://twitter.com/Bundeskanzler/status/1740074766462280036?t=MORp0aa5wjJXImjAxoLBzA&s=19

    Jacques Delors n'a jamais esquissé l'ombre d'un remords quant aux conséquences pour le moins fâcheuses de son action. Une anecdote issue d'une rencontre de la CFDT en novembre 1988 dans un salon du Parlement de Strasbourg l'illustre : entouré de militants syndicaux, en confiance, Jacques Delors leur confie être « extrêmement fier » de trois réalisations du temps de son passage au gouvernement : la désindexation des salaires, « ce qu'aucun gouvernement de droite n'a jamais réussi à faire alors qu'ils en rêvaient depuis toujours » ; imposer au pays « un plan de rigueur qui a dû faire pâlir Raymond Barre de jalousie » ; et « convaincre [ses] amis socialistes qu'il fallait donner la primauté au marché et donc rétrocéder au secteur privé marchand les services publics non-régaliens. » Un programme de libéral après tout très classique dans sa violence sociale, mais mis en oeuvre par un membre se revendiquant de la gauche.
    Dans son éloge funèbre (https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/28/le-double-heritage-de-jacques-delors_6208097_3232.html), Le Monde appelle à « mesure[r] combien Jacques Delors a contribué à "changer la vie" de centaines de millions d’Européens, à rebours de l’idée reçue qui caricature l’Union comme irrémédiablement éloignée des préoccupations quotidiennes de ses citoyens ». On se permettra donc une pensée pour les centaines de milliers d'ouvriers français aux vies brisées par le chômage, la précarité et le désespoir depuis 1983 et la mise en œuvre enthousiaste des préconisations de Jacques Delors.

    https://www.marianne.net/politique/jacques-delors-fossoyeur-de-la-gauche-francaise-et-chef-d-orchestre-dune-europe-allemande-et-liberale


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