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Discours prononcé par M. Philippe Seguin, le 5 mai1992 à l'Assemblée nationale - Page 2

Qu'on le veuille ou non, en effet, c'est l'idée qu'on se fait de la nation qui commande l'idée qu'on se fait de l'Europe. C'est pourtant une attitude fort répandue que de marteler le thème de l'Europe sans jamais même effleurer celui de la nation, comme si celle-ci n'était nullement en cause. Il est tellement plus commode de rester dans le flou, dans l'implicite ou le non-dit...

C'est, bien sûr, ce principe d'extrême prudence politique qui a conduit les auteurs du traité de Maastricht à gommer de leur texte le mot « fédéral », Pour­tant, cela ne change rien à la chose, car ce qui compte dans un traité, c'est son esprit, ce sont les mécanismes qu'il met en place, Et vous-même, monsieur Dumas, avec la franchise qui vous caractérise, vous l'aviez reconnu ici même, sans détour : cette Europe est à finalité fédérale.

Pourtant, j'en conviens volontiers, ce qu'on nous propose aujourd'hui ce n'est pas le fédéralisme au sens où on l'entend quand on parle des États-unis ou du Canada, C'est bien pire, parce que c'est un fédéralisme au rabais!

On ferait vraiment beaucoup d'honneur au traité en affirmant, sans autre précaution, qu'il est d'essence fédérale, Il ne comporte même pas, en effet - ce serait, après tout, un moindre mal - les garanties du fédéralisme.

Car le pouvoir qu'on enlève au peuple, aucun autre peuple ni aucune réunion de peuples n'en hérite. Ce sont des technocrates désignés et contrôlés encore moins démocratiquement qu'auparavant qui en bénéficient et le déficit démocratique, tare originelle de la construction européenne, s'en trouve aggravé.

Dans ces conditions, un véritable fédéralisme, avec son Gouvernement, son Sénat, sa Chambre des représentants, pourrait demain apparaître comme un progrès, sous prétexte qu'il serait alors le seul moyen de sortir de l'ornière techno­cratique dans laquelle nous nous serions davantage encore embourbés.

C'est la raison pour laquelle je suis d'autant plus résolument opposé à cette solution d'un fédéra­lisme bancal qu'elle serait fatalement le prélude à un vrai et pur fédéralisme.

Or, soyons lucides, il n'y a aucune place pour des nations vraiment libres dans un Etat fédéral. Il n'y a jamais eu de place pour des nations réellement distinctes dans aucun Etat fédéral. Libre à certains de caresser l'illusion qu'il s'agit de créer une nation des nations : c'est là une contradiction dans les termes et rien de plus. Convenons plutôt qu'il y a quelque ironie à proposer à nos vieilles nations le fédéralisme comme idéal, au moment même où toutes les fédérations de nationa­lités sont en train de déboucher sur l'échec.

A ceux qui, malgré tout, s'imaginent que le temps et les textes l'emportent sur tout le reste, je voudrais rappeler simplement comment, depuis plus de deux siècles, se pose la question québécoise. Comment, depuis plus de deux siècles, le peuple québécois, à la fois si proche et si différent de ses voisins par ses origines, sa langue et sa culture, vit sa situation d'Etat fédéré au sein d'un Etat fédéral qui est pourtant autrement plus démocratique que la construction échafaudée à Maastricht.

En vérité, le fédéralisme ne marche bien que lorsqu'il pro­cède d'un Etat-nation, comme en Allemagne ou dans les États-unis d'aujourd'hui, au Mexique, au Brésil, ou en Aus­tralie. Comment, dans ces conditions, peut-on raisonnablement croire possible de réunir sous une même loi, sous un même pouvoir, à partir d'une union conventionnelle un ensemble transnational qui se suffirait à lui-même et se perpétuerait sans contrainte?

Dans cette affaire éminemment poli­tique, le véritable et le seul débat oppose donc, d'un côté, ceux qui tiennent la nation pour une simple modalité d'orga­nisation sociale désormais dépassée dans une course à la mondialisation qu'ils appellent de leurs vœux et, de l'autre, ceux qui s'en font une tout autre idée.

La nation, pour ces derniers, est quelque chose qui possède une dimension affective et une dimension spirituelle. C'est le résultat d'un accomplissement, le produit d'une mystérieuse métamorphose par laquelle un peuple devient davantage qu'une communauté solidaire, presque un corps et une âme. Certes, les peuples n'ont pas tous ]a même conception de la nation : les Français ont la leur, qui n'est pas celle des Alle­mands ni celle des Anglais, mais toutes les nations se ressem­blent quand même et nulle part rien de durable ne s'accom­plit en dehors d'elles, La démocratie elle-même est impensable sans la nation.

De Gaulle disait: « La démocratie pour moi se confond exactement avec la souveraineté nationale.» On ne saurait mieux souligner que pour qu'il y ait une démocratie il faut qu'existe un sentiment d'appartenance communautaire suffi­samment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité! Et la nation c'est précisément ce par quoi ce sentiment existe. Or la nation cela ne s'invente ni ne se décrète pas plus que la souveraineté !

Le fait national s'impose de lui­-même sans que personne puisse en décider autrement ; il n'est ni repli ni rejet, il est acte d'adhésion.

Car la nation ce n'est pas un clan, ce n'est pas une race, ce n'est pas une tribu. La nation c'est plus fort encore que l'idée de patrie, plus fort que le patriotisme, ce noble réflexe par lequel on défend sa terre natale, son champ, ses sépultures. Car le sentiment national c'est ce par quoi on devient citoyen, ce par quoi on accède à cette dignité suprême des hommes libres qui s'appelle la citoyenneté !

C'est assez dire que la citoyenneté non plus ne se décrète pas, qu'elle ne relève ni de la loi ni du traité. Pour qu'il y ait une citoyenneté européenne, il faudrait qu'il y ait une nation européenne.

Alors oui, il est possible d'enfermer les habitants des pays de la Communauté dans un corset de normes juridiques, de leur imposer des procédures, des régles, des interdits, de créer si on le veut de nouvelles catégories d'assujettis.

Mais on ne peut créer par un traité une nouvelle citoyen­neté. Curieuse citoyenneté d'ailleurs que celle dont on nous parle, parée de droits, mais exempte de devoirs !

Le droit de vote exprime ainsi une adhésion très forte sans laquelle il n'a aucun sens. On ne vote pas dans un pays simplement parce qu'on y habite, mais parce que l'on veut partager ses valeurs et son destin. L'obstacle à la citoyen­neté européenne n'est donc pas tant constitutionnel que moral.

Oserai-je dire à cet égard que je suis moins choqué à la limite, sous les précautions que l'on sait par la perspective d'admettre des étrangers à des élections locales qu'à l'idée de reconnaître le droit de vote pour les élections européennes aux ressortissants des autres Etats membres de la Commu­nauté résidant en France? Car là est bien, au niveau des principes, la dérive fédéraliste.

Dans l'esprit d'une confédération respectant les souverai­netés nationales, ce qui est, jusqu'à preuve du contraire la seule voie sur laquelle nous soyons jusqu'à présent officielle­ment engagés, les députés au Parlement européen sont les représentants de chacun des peuples de la Communauté. C'est donc tout naturellement qu'ils sont élus sur des bases nationales. Ouvrir ce corps électoral aux résidents des autres Etats membres, serait rompre avec ce principe et ouvrir une brèche qui nous conduirait bientôt à tenir les décisions du Parlement de Strasbourg pour l'expression de la volonté générale d'un hypothétique « peuple européen», au même titre que la loi édictée par chaque Parlement national est l'ex­pression de la volonté générale de la Nation,

C'est là, bien entendu, où veulent nous conduire les auteurs du traité de Maastricht et il est clair que tous les moyens sont bons à leurs yeux pour y parvenir, Cette dispo­sition est donc absolument  inacceptable, quelles qu'en soient les conditions d'exercice.

Je prendrai néanmoins le risque d'étonner en affirmant qu'il faut probablement tenir la création de la citoyenneté européenne pour ce qu'elle est, c'est-à-dire un simple corol­laire de la monnaie unique qui est, elle, le vrai, le puissant mécanisme par lequel se réalisera non seulement l'intégration économique mais aussi finalement l'intégration politique.

Ceux qui se contentent de demander l'abrogation des dispositions sur le droit de vote s'attaquent ainsi, je le crains, aux effets anticipés sans s'attaquer aux causes. On peut d'ailleurs se demander légitimement jusqu'à quel point cette disposition provocante, qu'on pourrait éven­tuellement paraître atténuer, n'a pas pour seule fonction d'être un abcès de fixation, un leurre, un change comme on dit sur certains terrains de chasse.

Nous en aurons du moins tiré parti pour nous souvenir que le sentiment national n'est pas le nationalisme, Car le nationalisme, avec ses outrances et, son égoïsme forcené a quelque chose de pathologique qui n'a rien à voir avec la nation ni, bien sûr, avec la République.

C'est dire combien la France, dont il nous faut préserver la souveraineté, en refusant de la dissoudre dans l'Europe fédérale, n'est pas la France des extré­mistes de droite qui est en fait une anti-France,

Que peuvent d'ailleurs bien comprendre à la nation ceux qui, il y a cinquante ans, s'engageaient dans la collaboration avec les nazis pour bâtir l'ordre européen nouveau ; ceux qui, dans Paris occupé, orga­nisaient des expositions sur la France européenne au Grand Palais, ceux qui prophétisaient qu'on parlerait de l'Allemagne et du Danemark comme on parle de la Flandre et de la Bourgogne, ou encore que dans une Europe où l'Allemagne tiendrait le rôle que l'Angleterre entendait s'arroger, ses intérêts et les nôtres se rejoindraient tôt ou tard?

Je ne crois pas que ceux-là aient rompu avec ces pen­chants, malgré les efforts qu'ils déploient pour jouer sur l'égoïsme, tout en dissimulant l'idéologie qui les anime, qui dépasse d'ailleurs les frontières et qui est antirépublicaine parce qu'elle est viscéralement contre l'égalité des droits et la reconnaissance universelle de la dignité de la personne humaine.

Mais qu'on y prenne garde : c'est lorsque le sentiment national est bafoué que la voie s'ouvre aux dérives nationalistes et à tous les extrémismes!

J'ai parlé de république, de valeurs républicaines. Il faut à ce sujet bien nous entendre. En France, la République n'est pas seulement un régime institutionnel. Et s'il fallait lui trouver une date de naissance, je la situerais à Valmy, le 20 septembre 1792, avec le « peuple en armes », plutôt qu'à la Convention, le lendemain, quand les députés décidèrent d'abolir la monarchie, Car la République, c'est avant tout ce système de valeurs collectives par lequel la France est ce qu'elle est aux yeux du monde, Il y a une République fran­çaise comme il y eut une République romaine. Depuis l'ori­gine, sa maxime est la même : la souveraineté du peuple, l'appel de la liberté, l'espérance de la justice. Elle est insépa­rable de la dignité de la personne humaine et de son émanci­pation, de l'Etat de droit, de l'équité et de l'égalité des chances. Elle est inséparable de la solidarité nationale, de l'ambition collective nationale, de l'esprit national, de l'indé­pendance nationale, Elle est inséparable de l'Etat qui, en son nom, doit arbitrer, rendre la justice, attaquer inlassablement les privilèges, combattre les féodalités, accorder la primauté aux mérites et à la vertu. C'est dire que forgée dans le même moule, la République n'est pas séparable de la nation. Et tout cela, bien sûr, ne date pas d'hier!

N'y avait-il pas déjà un sentiment national dans les groupes anti-Anglais de Normandie pendant la guerre de Cent Ans? Ou quand pour la première fois, on a crié à Mar­seille en 1585 « Vive la République! » contre la Ligue qui pactisait avec les Espagnols? N'y avait-il pas déjà au Moyen-Age un modèle culturel français dans cette université de Paris qui imposait à l'Europe la suprématie de sa méthode et quand l'abbé Suger ouvrait, à Saint-Denis, le temps de ces cathédrales, que l'on n'appelait pas encore gothiques, et dans lesquelles toute l'Europe d'alors reconnaissait l'art de France? N'y avait-iI pas déjà une volonté nationale chez Philippe Le Bel, quand il refusait de tolérer aucun Etat dans l'Etat et chez le « petit roi de Bourges » quand il rejetait le traité de Troyes par lequel Isabeau de Bavière avait livré la France aux Anglais? Et chez François 1er quand il signa à Villers-Cotterêts l'édit par lequel le français allait devenir la langue officielle de l'Etat ?

A chaque étape de notre histoire, il y a déjà ainsi un peu de la République comme il y en avait quand Napoléon faisait rédiger le code civil et qu'il disait : « Ma maxime a été la carrière ouverte aux talents sans distinction de fortune. »

Il fallait passer par là pour qu'un jour il y eût vraiment la République et les philosophes et la Déclaration des droits et l'école de la République, pour que la France devienne ce pays si singulier dont Malraux disait qu'« il n'est jamais plus grand que lorsqu'il parle à tous les hommes». Ce pays si singulier qui, depuis toujours au fond, se veut plus exemplaire que dominateur. Ce pays si singulier qui, malgré ses faiblesses et ses renoncements, garde, tout au long des vicissitudes de l'histoire, un statut exceptionnel de guide spirituel et moral: car il y a indubitablement une exception française.

Une exception française, oui, qui traduit cet extraordinaire compromis que la République a réalisé chez nous, entre la nécessité de l'Etat et la liberté de l'individu et qui ne peut s'accorder avec la normalisation, avec la banalisation que l'on veut imposer à la France, au nom de la logique de Maastricht.

Comme il faut bien nous apaiser, voilà qu'on nous promet de respecter les identités nationales, en cherchant à nous convaincre que ces dernières sont trop fortes pour que le creuset fédéraliste les menace de disparition.

Des concessions nous seront faites, concernant - sait-on jamais? - nos fromages et quelques-unes de nos coutumes ­parce que le folklore ne dérange personne, jamais un mouvement folklorique n'est devenu révolutionnaire. On nous laissera peut-être la Marseillaise, à condition d'en changer les paroles parce que ses farouches accents comportent des dangers et rappellent à notre: peuple son histoire et sa liberté.

On nous abandonnera notre langue, quitte à nous laisser le soin de l'abâtardir alors que, pour tant de peuples, le français reste encore synonyme de liberté. Déjà, nous nous rallions à cette idée folle que notre langue n'est rien de plus qu'une technique de communication.

Déjà, nous acceptons l'idée qu'il est peu rationnel de cumuler neuf langues de travail et qu'il y a là un vrai problème pour l'Europe.

Or cet utilitarisme à courte vue, auquel se convertissent nos élites et qui fait progresser à grands pas l'Europe fédérale, est de nature à détruire l'âme de la France.

Il est d'ailleurs tout à fait significatif d'avoir choisi le mot identité pour désigner ce qu'on consent à nous laisser. Cette assurance qu'on se croit obligé de nous donner est déjà l'indice d'un risque majeur.

On parle de l'identité lorsque l'âme est déjà en péril, lorsque l'expérience a déjà fait place à l'angoisse. On en parle lorsque les repères sont déjà perdus!

La quête identitaire n'est pas une affirmation de soi. C'est le réflexe défensif de ceux qui sentent qu'ils ont déjà trop cédé. En ne nous laissant que l'identité, on ne nous concède donc pas grand-chose, en attendant de ne plus rien nous concéder du tout!

Que veut-on mettre à la place de ce qu'il est question d'effacer? A quoi veut-on nous faire adhérer quand on aura obtenu de nous un reniement national? Sur quoi va-t-on fonder ce gouvernement de l'Europe auquel on veut nous soumettre?

Sur la conscience européenne? C'est vrai, cette conscience existe; il y a même quelque chose comme une civilisation européenne au confluent de la volonté prométhéenne, de la chrétienté et de la liberté de l'esprit. Bien sûr, nous autres Européens avons un patrimoine et toutes sortes de similitudes, mais cela ne suffit pas pour forger un Etat.

S'il y a une conscience européenne, c'est un peu comme il y a une conscience universelle; elle est de l'ordre du concept et n'a à voir ni avec l'âme du peuple ni avec la solidarité chamelle de la nation. La nation française est une expérience multiséculaire, La conscience européenne est une idée qui d'ailleurs ne s'arrête pas aux frontières de la Communauté. Et l'on ne bâtit pas un Etat légitime sur une idée abstraite, encore moins sur une volonté technocratique.

Ainsi, l'Etat fédéral européen manquerait de fondement réel et de justifications profondes. Ce serait un Etat arbitraire et lointain dans lequel aucun peuple ne se reconnaîtrait. Les plus lucides des fédéralistes européens le savent bien et ils ont une réponse toute prête. Il s'agit de l'Europe des régions, laquelle présente le double avantage de rapprocher, disent-ils, le pouvoir du citoyen et de mettre hors-jeu - ça c'est sûr ­les Etats nationaux,

Seulement voilà : ce fédéralisme régionaliste signifierait à coup sûr la fin de notre République. Ce serait anéantir dix siècles de volonté d'unification du pays, dix siècles de rassemblement des provinces, dix siècles de lutte contre les féodalités locales, dix siècles d'efforts pour renforcer la solidarité entre les régions, dix siècles d'obstination féconde pour forger, de génération en génération, une authentique communauté nationale.

Qu'en adviendra-t-il à terme? On remplacera les quelques frontières nationales existantes par une multitude de frontières locales invisibles mais bien réelles. On formera de petites provinces là où il y avait de grands Etats avec autant de communautés crispées sur leurs égoïsmes locaux. On laissera les régions riches devenir toujours plus riches et les pauvres devenir toujours plus pauvres.

On confiera les affaires à des notables que le gouvernement fédéral, du fait de son éloignement et de son manque de légitimité, ne pourra contrôler, pas plus que ne pourront le faire les gouvernements nationaux politiquement affaiblis et limités dans leurs compétences..) Ce sera le grand retour des féodalités, lequel, je vous le concède, a déjà largement commencé.

Ce sera, pour le coup, cette Europe des tribus que nous dit tant redouter M. le Président de la République. Il n'y aura plus en France de redistribution, de péréquation, d'aménagement du territoire. Viendra la règle du chacun pour soi et de Dieu pour personne.

Se noueront des relations de région à région par-dessus la tête des Etats; c'est déjà entamé! Ce sera le contraire de la République et le contraire de la démocratie.

Ceux-là mêmes qui ont multiplié les échelons de l'administration nous disent maintenant qu'il y en a trop, qu'il faut en supprimer, pour rationaliser, pour simplifier. Il y a trop d'échelons, comme il y a trop de communes. Et même s'il n'y a pas de calcul, s'il n'y a pas de préméditation, même si M. Delors est probablement sincère quand il déclare qu'il ne veut pas faire disparaître les nations, l'engrenage qui se met en place est tel qu'au bout du compte ce n'est pas le choix entre le département et la région qui s'imposera dans la multiplicité des échelons du pouvoir : c'est l'escamotage de l'Etat-nation qui se dessinera !

Et l'idée fait subrepticement chemin : déjà les régions traitent directement avec Bruxelles, pour quémander des subsides, déjà elles s'allient entre elles pour organiser des groupes de pression à l'échelon communautaire ; déjà voient le jour des politiques régionales qui ne tiennent plus aucun compte des impératifs nationaux.

Et voilà que se crée à Bruxelles un comité des régions qui n'a pas encore beaucoup de pouvoirs, mais qui se présente déjà comme organe de représentation. C'est la manifestation ouverte d'un dessein régionaliste qui ne prend même plus la peine de se déguiser, mais dont, comme toujours, on dissi­mule les véritables ambitions.

Là encore, si nous sommes tellement vulnérables, la faute en est due à notre propre renoncement, un renoncement qui se situe dans la dérive d'une décentralisation mal conçue et mal maîtrisée dont la perspective de l'Europe des régions fait apparaître tout à coup les immenses dangers!

Nous avions pourtant choisi la décentralisation, pas la désintégration!

Les choses vont-elles donc continuer à se défaire sans qu'a aucun moment le peuple français ne soit consulté? (...)

Mais voilà qu'on nous assure que Maastricht serait la condition de la paix et de la prospérité, ce qui signifie par là même que son échec équivaudrait à la régression et, j'ima­gine, à la guerre. C'est l'une des idées reçues du moment : les nations seraient inévitablement condamnées au déclin par le progrès de la civilisation matérielle. Leur souveraineté serait incompatible avec le renforcement inéluctable des interdépendances écono­miques et techniques. L'évolution des choses conduirait nécessairement vers un monde sans frontières, chacune de celles-ci constituant un obstacle à l'efficacité, une entorse à la rationalité, une entrave à la prospérité.

Ce sont là des affirmations qu'il nous faut vérifier avec soin car ce qu'on nous demande d'abandonner, pour atteindre la prospérité, ce n'est pas seule­ment le droit de battre monnaie, c'est la possibilité de conduire une politique économique qui nous soit propre.

Suffirait-il de constituer un grand ensemble intégré pour brusquement et sûrement accroître ces performances? On en douterait au spectacle de grands ensembles existants qui péri­clitent ou se divisent. L'ancienne Union soviétique, la Chine, l'Inde sont-elles à ce point prospères qu'il nous faille à tout prix les imiter?

Les États-unis eux-mêmes sont-ils à ce point heureux dans la gestion de leurs affaires intérieures qu'il faille les prendre pour modèles? N'observe-t-on pas à l'inverse des réussites éclatantes qui ne doivent rien à l'immensité au Japon, à Taiwan, en Corée du Sud, voire dans les villes­Etats, comme Singapour ou Hong Kong?

Comment s'en étonner? La mise en commun des faiblesses et des défaillances de chacun n'a jamais amélioré les performances de tous.

Si l'argument de la taille ne convainc pas, on tient en réserve l'une de ses variantes : elle consiste à condamner la tentation de l'autarcie. C'est ce qu'a fait M. le Premier ministre cet après-midi. L'autarcie est-elle la plus sûre façon de ruiner l'économie, d'étouffer l'initiative, d'appauvrir la culture? Certes oui, mais qui dit le contraire? Qui parle de replier le pays sur lui-même? Qui parle de renoncer à la liberté des échanges ? Qui donc ici prône l'exclusion, la fermeture aux autres? Personne! En tout cas pas moi! Mais en quoi donc le rejet de l'autarcie a-t-il quelque chose à voir avec la prétendue nécessité d'une Europe fédérale? La réponse est simple: cela n'a rien à voir!

Il y a des siècles que les échanges internationaux se déve­loppent et depuis 1945 ils ont enregistré une formidable pro­gression, contribuant à la prospérité et à l'accroissement des niveaux de vie. A-t-on eu besoin pour cela de réduire le nombre des nations? Leurs frontières politiques ont-elle fait obstacle à cette évolution? Les particularismes nationaux ont-ils compromis l'allocation des ressources, freiné l'innova­tion, ralenti la croissance? Dans les faits, n'est-ce pas tout le contraire qui s'est passé, et n'est-ce pas le pays qui en a le plus profité, le Japon, qui est aussi le plus rebelle à tout sys­tème qui l'intégrerait? Il est vrai que, pour échanger, il faut avoir quelque chose à échanger. Il est donc autorisé d'être différent et il est même plus souhaitable d'être complémen­taire que semblable.

L'avenir n'est donc pas contradictoire avec la volonté des peuples de garder leur caractère, de tirer le meilleur parti de ce qu'ils sont, de leurs atouts, de leurs spécificités pour donner au monde la plus belle part d'eux-mêmes.

La compétition, la concurrence, c'est d'ailleurs cela : c'est le jeu où des producteurs placés dans des situations particu­lières, avec des capacités et des savoir-faire différents, s'effor­cent en permanence de se dépasser afin de produire à moindre coût et de vendre davantage.

Gardons-nous donc de la vision angélique et réductrice d'une internationalisation économique dégagée de toute réfé­rence aux nationalités! Pour garder leur efficacité, les entreprises ont à prendre en compte les caractéristiques des marchés locaux, des mentalités, des comportements, des langues.

Tenir l'économie mondiale pour un système unitaire et indifférencié procède à l'évidence d'une analyse superficielle. En réalité, un espace de concurrence est un espace d'échange libre et non un vase clos dans lequel une bureaucratie tatil­lonne s'efforce de gommer toutes les différences en imposant avec obstination ce que les auteurs de l'Acte unique ont appelé « l'harmonisation des conditions de la concurrence ».

Redoutable contresens économique, d'ailleurs, que cette « harmonisation» à laquelle nous devons déjà des centaines et des centaines de directives et de règle­ments communautaires! Mesurons l'absurdité d'une telle démarche en posant, comme le fit un jour un économiste, cette impertinente mais judicieuse question : « Puisqu'il faut harmoniser les conditions de la concurrence, pourquoi, comme sur le nez de Cyrano, ne pas poser des petits parasols sur les tomates cata­lanes, gorgées d'un soleil qui fait si injustement défaut aux tomates néerlandaises? »

Ne rions pas, nous ne sommes pas loin de cela! Nous n'en sommes pas loin quand on se met à réglementer, pour toute la CEE, les conditions de production pour les chasses-d'eau, les survêtements, les fromages. Croyez-vous que cela a quelque chose à voir avec la vitalité des marchés, avec la force créatrice de la libre entreprise, avec le stimulant de la concurrence ?

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Source : https://www.senat.fr/connaitre-le-senat/evenements-et-manifestations-culturelles/les-revisions-de-la-constitution/discours-prononce-par-m-philippe-seguin-le-5-mai1992-a-lassemblee-nationale.html